Journal de bord en Irak, chapitre 1: Bagdad

6 heures petites heures de vol seulement séparent la Belgique de l’Irak.

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Après l’escale à Istanbul, quand l’avion amorce l’atterrissage à Bagdad, je jette un œil sur la carte. L’aéroport est marqué juste à côté d’« Abu Ghraïb ». C’est là que des militaires américains ont pris en photos leurs tortures de prisonniers irakiens en laisse, en les électrocutant, en les sodomisant, en les humiliant. La première image de l’Irak, à peine arrivé, est celle de monstruosités, à commencer par la guerre illégale lancée par George W. Bush en 2003. Je me souviens que la première manif’ à laquelle mon papa m’emmène à Bruxelles à 14 ans est justement celle contre la guerre en Irak.

Cette mission en Irak a déjà dû être reportée à 2 reprises – soit pour des raisons de sécurité, soit à cause d’une crise sanitaire. Mais cette fois, c’est la bonne. L’incroyable Alma de Handicap International qui chapeaute le périple, a toujours voulu m’emmener voir sur le terrain les conséquences humanitaires des conflits armés sur les populations civiles. Il faut dire que nous travaillons de manière très rapprochée depuis plus de deux ans avec son ONG pour laquelle je voue une certaine admiration. Je me souviens encore début 2020 recevoir le directeur général de la section belge et un autre responsable du plaidoyer de Handicap International dans mon bureau à la Chambre. Le courant passe bien, et j’apprécie l’expérience de terrain comme kinésithérapeute de plus de vingt ans du nouveau directeur général de l’organisation humanitaire en RDC, au Soudan, Rwanda, Kenya et en Tanzanie. Les deux viennent en fait me parler d’un « processus diplomatique » en cours, lancé par l’Irlande, visant à protéger les civils contre les armes explosives dans les zones densément peuplées. Ils tentent de me convaincre de l’intérêt d’une nouvelle déclaration internationale en me montrant les images de victimes de bombardements urbains qu’ils soignent dans leurs centres au Yémen, en Libye, à Gaza, en Irak. En effet, ils me disent que 9 victimes sur 10 des armes explosives dans les zones peuplées ne sont pas des combattants, mais de simples civils innocents. Très vite, je les coupe dans leurs arguments et je leur dis qu’ils prêchent un convaincu. Je leur demande comment les aider concrètement : pas juste en signant une pétition ou en prononçant des mots bateaux sur les réseaux sociaux, mais en faisant voter un « vrai » texte dans mon Parlement. Mon but : engager la Belgique à ne pas recourir à des arme explosives de grande portée dans les conflits urbains et donc atténuer les souffrances inacceptables des civils.

C’est alors que nous nous sommes mis à rédiger une proposition de résolution pour soutenir un texte fort et ambitieux au niveau international. Et ça a marché ! Après des mois d’auditions (avec la Défense, les Affaires étrangères, le Comité international de la Croix-Rouge) et des amendements négociés en majorité, le Parlement belge est devenu le 1er au monde à se prononcer pour la protection des civils contre les armes explosives dans les zones densément peuplées !

Ce vote inespéré n’a pas fait beaucoup parlé de lui dans la presse, mais il me remplit de fierté. Je le vois comme ma toute petite pierre à l’édifice du renforcement du droit international humanitaire. Car ça reste évidemment un texte non-contraignant, au niveau de notre petit pays, la Belgique, mais qui reste néanmoins un acte officiel d’une large majorité démocratique (tous les partis sauf le Vlaams Belang et la N-VA) dans un parlement d’un pays membre de l’OTAN – et donc, un geste bien plus fort qu’une carte blanche ou une simple lettre. Pour célébrer le vote, Handicap International a inauguré avec son ambassadrice, Axelle Red, et mon ami, le premier échevin de la Ville de Bruxelles, Benoit Hellings, un monument en hommage au « Civil Inconnu ».

Bref, j’ai continué à me battre dans le sillage de Handicap International pour l’adoption d’une déclaration internationale forte et ambitieuse. Je suis allé à Genève pour le dernier round de négociations aux Nations Unies. Avec des collègues français, suisses, et un britannique, j’ai pu implorer les États dans la salle de négociations du Palais des Nations de stopper les bombardements de civils. Car pour que le vote symbolique en Belgique sauve réellement des vies sur le terrain, encore faut-il que tous les États suivent nos ambitions… Or, la société civile craint que les grandes puissances militaires affaiblissent considérablement la portée du texte en discussion. La mission en Irak ne pouvait donc pas mieux tomber puisque les négociations touchent justement à leur fin. Ce que nous allons rapporter ici en termes de conséquences humanitaires désastreuses peut, dans une certaine mesure, faire bouger les gouvernements.

***

À l’aéroport de Bagdad, vers 2h du matin, le premier challenge est d’obtenir le visa pour rentrer dans le pays. Ça peut paraître facile, mais l’ONG a dépêché un avocat venu spécialement d’Erbil pour nous aider en cas de problèmes. L’officier en charge nous demande notre réservation d’hôtel à Bagdad. Nous lui répondons que nous logeons dans la « guest house » de Handicap International, mais pour lui hors de question de nous laisser passer sans réservation d’hôtel. Alors, après de longues palabres, plutôt que de payer les 50$ en plus par personne, je réserve une nuit à Bagdad sur mon téléphone. Là, le douanier ne peut plus nous refuser l’entrée. Nous attendons encore quelques grosses minutes les précieux sésames et nous passons la douane !

À l’aéroport, le chauffeur bagdadi de Handicap International, un grand homme moustachu imposant d’une quarantaine d’années, nous attend pour nous emmener à la « guest house » dans son gros 4×4 blanc sali par les tempêtes de sable successives des derniers jours. Avant de partir, il file à chacun des petits Nokia avec des cartes SIM irakiennes à utiliser en cas d’urgence. Leurs batteries tiennent plus longtemps que sur des smartphones. Voilà la règle nr. 1 : toujours conserver sur soi son passeport, deux téléphones chargés avec les numéros d’urgence et des dollars en cas de besoin. Règle nr. 2 : se faire tracer par GPS avant chaque déplacement. Nous voilà enfin partis !

À bord du véhicule : Alma, la responsable du plaidoyer de Handicap International en Belgique (avec qui je prends plaisir de coopérer depuis deux ans), Julie, la cheffe de service adjointe Monde pour le journal français La Croix accompagnée de son photographe, Bruno. La route est déserte à 3h du matin. Nous passons à côté du véhicule du général iranien Qassem Soleimani bombardé en janvier 2020 par l’armée américaine et depuis lors érigé en mémorial au milieu de la route de l’aéroport – ce qui donne directement le ton du ressentiment contre Washington. Après plusieurs checkpoints, où le chauffeur fait aussi office d’entremetteur local, nous arrivons au (modeste) logis de Handicap International à Bagdad, niché derrière quelques petites ruelles, à côté de l’Ambassade du Vénézuela, dans un quartier calme. C’est là que résident les « expats » de l’organisation humanitaire. Dans la chambre, l’électricité se coupe ; avant que les générateurs du quartier se mettent en route et prennent le relais. Bienvenue en Irak !

La nuit est courte et entrecoupée des prières diffusées par les hauts-parleurs sur les minarets des mosquées. Au réveil, la responsable du bureau bagdadi de Handicap International, une Française ultra-sympa, ouverte et expérimentée, nous fait un briefing de sécurité sur les règles à suivre. Daesh a toujours une présence dans la banlieue de Bagdad. À une époque, une habitante nous dit qu’ « on attendait l’attentat quotidien, puis on allait faire nos courses sur le marché ». Les attaques à la voiture piégée étaient journalières. Le dernier attentat terroriste de l’État islamique date du 19 juillet 2021, à la veille de la fête musulmane du Sacrifice – l’Aïd. L’attaque fait 30 morts (dont une quinzaine de femmes et d’enfants). Il n’y a plus eu d’attentats depuis – soit une éternité pour la capitale qui connaît aujourd’hui un calme relatif. Mais il reste des attaques de drones et roquettes sur l’aéroport international de Bagdad ou contre les locaux de la Coalition. Les factions pro-Iran n’ont de cesse de réclamer un retrait total des troupes américaines stationnées en Irak. Ces tensions persistantes expliquent la présence massive dans la rue de policiers, militaires, miliciens, brigades anti-terroristes (qu’il nous est interdit de photographier par mesure de prévention).

Bagdad me semble étonnamment verte et moderne. Les images de guerres à répétition et d’extrémisme religieux produisent chez nous des clichés d’un pays détruit et arriéré. Mais en réalité, Bagdad grouille de vie. Je ne m’attendais pas non plus à voir autant de grandes publicités pour des marques d’alcool ! Le centre regorge de chouettes cafés branchés parfaitement Instagrammables. Quelqu’un nous dit qu’il y a même un club gay à Bagdad. Je dois bien avouer que ce n’est pas l’idée que je me faisais de Bagdad avant d’arriver.

Plusieurs mois après les élections législatives anticipées d’octobre 2021, l’Irak ne connaît toujours pas le nom de son nouveau Président (poste honorifique qui va traditionnellement à un Kurde protégé par les Peshmergas), ni celui de son Premier ministre (clef de voûte de l’exécutif). Deux camps s’opposent chez les chiites. D’un côté, le turbulent mais incontournable nationaliste Moqtada al-Sadr qui est arrivé en tête des dernières élections. Il profite de son aura comme fils d’un ayatollah exécuté par Saddam Hussein en 1999. Il est chiite mais prône un Irak indépendant (comprenez : des influences de Téhéran et Washington). L’autre camp est une alliance de formations chiites pro-Iran. Ces partis pro-Iran peuvent compter sur des milices armées, les « Popular Mobilization Forces » (PMU), qui ont triomphé dans la guerre contre Daesh et sont aujourd’hui intégrées à l’armée régulière. Mais il y a beaucoup d’autres groupes chiites irakiens qui sont soutenus par l’Iran, comme les Kataeb Hezbollah. J’avoue que j’ai du mal à comprendre, et face à un Irakien, je me permets une grosse simplification : « L’Irak pourrait en fait à terme devenir l’Iran ? ». L’homme me rétorque que « les Irakiens sont arabes, et pas perses ; parlent arabe et non le persan ; et chérissent leur indépendance, notamment pour profiter du pétrole en abondance ici ».

Et là, je ne vous ai pas encore parlé des musulmans sunnites qui représentent 30 % et habitent plus au Nord du pays. À Bagdad, l’on peut observer de nettes différences entre les quartiers chiites – plus populaires, opprimés avant 2003, identifiables aux nombreuses affiches à la gloire du général Soleimani – et les quartiers sunnites – plus cossus, car privilégiés du temps du régime de Saddam Hussein. Aujourd’hui, ce sont les Chiites qui dominent le pays et ils semblent incapables d’inclure l’ancienne élite sunnite, ce qui, pour certains, a d’ailleurs fait le lit de Daesh. Bref, bien que l’Irak connaisse un intermède de paix relative, différents intérêts continuent de s’affronter pour le pouvoir. Je ne vais pas me permettre de leur donner des leçons comme Belge, mais huit mois après les élections, il n’y a toujours pas de gouvernement formé. La corruption s’installe à tous les niveaux. Faute de résultats tangibles (emplois, services publics de base, redistribution), la colère populaire gronde.

Quelqu’un nous décrit l’Irak comme réunissant les pires aspects du socialisme à la soviétique hérité de l’ère de Saddam Hussein (bureaucratie, nationalisation des ressources et prépondérance de l’administration) et du capitalisme (corruption et course au profit). Il y a plein de pognon ici. J’ai déjà vu des pays d’apparence bien plus pauvres que l’Irak ! L’État dispose des cinquièmes plus grandes réserves prouvées d’hydrocarbures au monde et tire 92% de ses revenus de la vente de pétrole. À cet égard, l’Irak me rappelle le Vénézuela puisque le pays est complètement vulnérable aux chutes des cours de pétrole. Les transports, la production d’électricité, l’industrie… tout dépend de l’or noir. Cependant, l’économie ici peine à redistribuer les fruits du pétrole à la (jeune) population. La folle guerre lancée par Saddam Hussein contre l’Iran (1980-1988) avait déjà coûté plus de 150 milliards de dollars au pays… Le pays avait besoin d’investissements pour se reconstruire. Mais Saddam Hussein fait construire une arche triomphale censée symboliser sa victoire contre l’Iran, à travers une paire de main, toujours présente en plein centre de Bagdad. Ce décors aussi donne le ton d’une Histoire particulièrement lourde et finalement assez récente.

Les conflits suivants en ont fini de détruire les écoles, infrastructures publiques, systèmes électriques, … Et le pétrole n’arrange rien puisqu’il attise les convoitises et est lui-même source de nouveaux conflits. À l’époque, une Irakienne me dit que Saddam Hussein avait offert des jobs (plus ou moins fictifs) à tout le monde dans l’administration, pas très bien payés, mais c’était une forme de revenu de base. Dans les années 70, le système semblait fonctionner. Mais plus maintenant. « Avant 2003, le système donnait de l’électricité 24h/24 … même jusqu’au village le plus reculé », me dit mon guide. « À présent, tout est tellement dysfonctionnel, que chaque maison doit payer son propre générateur de quartier. » Ce qui donne des mélis-mélos invraissemblables de câbles électriques dans les rues.

Aujourd’hui, force est de constater que des millions d’Irakiens se sont enfuis et ont besoin d’aide humanitaire. Le niveau des inégalités est hallucinant. Les perspectives socio-économiques sont sombres. L’Irak est aussi présenté comme le cinquième pays au monde le plus vulnérable aux effets du dérèglement climatique et à la désertification. La Turquie et l’Iran ont construit d’immenses barrages en amont qui assèchent les fleuves irakiens. Résultat des courses : l’eau se fait de plus en plus rare. La perte des palmiers dattiers et l’assèchement des terres marécageuses n’arrangent rien. Les températures explosent – si bien qu’on nous dit que l’été est devenu invivable ici. Les tempêtes de sable à répétition constituent sûrement le phénomène le plus visible du changement climatique sur place. Leur fréquence et leur intensité sont du jamais vu. Les tempêtes provoquent des vagues massives d’hospitalisations pour troubles respiratoires. Il est devenu quasi impossible de faire de l’agriculture ici. Tout est importé d’Iran, de Turquie, de Russie (une personne rigole de voir ses paquets de saumon au supermarché aujourd’hui inscrits en cyrillique) alors que la Mésopotamie – la vaste plaine fertile située entre le Tigre et l’Euphrate – reste le berceau de l’agriculture et de l’humanité. Je me dis que décidément, l’écologie n’est vraiment pas une affaires de riches.

La civilisation a commencé ici, mais la guerre aussi. Ce que je m’apprête à vivre en Irak, c’est, pour la première fois dans ma vie, à travers l’incroyable travail de Handicap International, l’impact des mutilations, des destructions d’infrastructures, et des traumatismes que provoquent les engins explosifs (missiles, tirs d’artillerie, roquettes, mortiers lourds) contre lesquels je me bats au Parlement. Voilà l’expérience dans un pays qui se relève de plus de 40 ans de conflits, que je vous propose de relater ici.