Journal de bord en Irak, chapitre 2: Erbil

Autre pays, autre drapeau, autre langue, autre culture, autre ambiance !

Nous voici arrivés tout au Nord, à Erbil, capitale du Kurdistan irakien, indépendant de fait depuis 1992. L’aéroport est flambant neuf. Pas le même style que Bagdad. Pas de militaires irakiens ici. Ce sont les peshmergas qui surveillent et contrôlent le territoire. Attention qu’il ne s’agit pas des femmes combattantes kurdes de Syrie médiatisées et romantisées en Occident. Du côté kurde irakien, on ne voit pas de femmes en uniforme. Attention aussi à ne pas assimiler toute la classe politique kurde au « PKK » – assez connu chez nous et qualifié de « groupe terroriste » par les Turcs et leurs alliés. Le Kurdistan irakien est dirigé par le clan Barzani (Parti démocratique du Kurdistan) qui n’a rien de gauchos. En fait, les tensions à l’intérieur du Kurdistan sont peut-être aussi importantes que celles avec l’Irak. On parle le kurde ici, mais aussi l’arabe, l’assyrien, etc.

Comme en Irak, chaque quartier à Erbil est différent économiquement, religieusement, culturellement. Nous logeons au Nord, dans un hôtel à deux pas du Consulat américain, au coeur du faubourg chrétien d’Ankawa qui regorge d’immenses restaurants kurdes, arméniens, grecs, italiens, occidentaux qui servent de l’alcool. Sur le rond-point, une grande statue de la Vierge Marie. À une enfilade de rues, l’imposante cathédrale Saint-Joseph de l’Église catholique chaldéenne, siège de l’archiéparchie et visitée par le pape François en 2021. Un soir, en rentrant d’aller boire une bière sur une terrasse, je demande par curiosité pour aller visiter l’église qui rappelle le style babylonien. Le gardien, Irakien de Bagdad, a un charmant sourire et nous escorte gentiment derrière le portail. C’est drôle d’observer une telle diversité de religions, loin des clichés qu’on se fait du Moyen-Orient en Occident, alors que c’est le coeur même du vivre-ensemble depuis des siècles dans cette région du monde. Pour ne donner qu’un exemple, les racines des juifs d’Irak remontent à 2600 ans. Avant la création de l’État d’Israël, ils constituent même la deuxième communauté à Bagdad !

Du point de vue sécuritaire, l’aéroport d’Erbil est de plus en plus souvent la cible de drones, et la ville de roquettes et même de missiles. Il y a deux semaines, c’est l’Iran qui a lancé une attaque contre des « groupes terroristes anti-République islamique ». En mars, l’Iran avait aussi annoncé avoir tiré des missiles balistiques sur une « safe house » du Mossad à Erbil. « Mais on ne les entend pas depuis le centre. » Attention aussi au harcèlement de rue, principalement pour les femmes. Mais une Française nous dit tout de go qu’elle se sent plus en sécurité ici qu’en France : « Car si je crie ici, au moins 10 personnes viendront à ma rescousse ! Et chaque samedi ici, mon voisin m’amène des croissants pour me sentir comme à la maison. »

L’on compare Erbil au nouveau « Dubaï » du Kurdistan. Les Kurdes ont ici adopté le système capitaliste à l’américaine, et ça marche pour une petite partie de la population urbaine. On trouve ici des restos arméniens, thaï, italiens, américains, etc. Et c’est vrai que les buildings poussent comme des champignons. Hyatt veut y ouvrir son premier hôtel dans le pays. Les familles riches du pays y achètent leur seconde résidence pour le week-end.

Comme la plupart des organisations humanitaires en Irak, Handicap International a son centre d’opérations à Erbil. Le Country Director, Marc van der Mullen, nous accueille et nous dit d’emblée que nous arrivons au meilleur moment pour visiter l’Irak. « La période est unique depuis 40 ans. Le gouvernement a pu couvrir plusieurs crises : sanitaire, économique et sécuritaire. » Marc est originaire de Maastricht aux Pays-Bas, il a une mère originaire de Liège. Il a travaillé 20 ans chez Médecins Sans Frontières (MSF) au Sud-Soudan. Il supervise plus de 300 employés en Irak. Je respecte profondément le travail de Handicap International. Le problème est que les donneurs ont déplacé leur focus sur l’Ukraine, et beaucoup d’ONG ont déjà dû fermer leurs portes en Irak. Certaines communautés ici sont très aidées par les gouvernement étrangers, comme les Yézidis, ce qui est « facile » politiquement. Mais Handicap International veut aider tout le monde sans discrimination.

Nous avons de la chance, nous sommes arrivés à Erbil juste avant la neuvième tempête de sable qui paralyse ce lundi de nouveau tout le trafic terrestre et aérien, et ferme toutes les administrations. Nous devions recevoir des laissez-passers pour voyager à Kirkouk et à Mossoul, mais il faudra bien attendre au moins un jour de plus vu la fermeture exceptionnelle des bureaux. Tandis qu’un halo orange s’abat sur Bagdad, Erbil ne connaît qu’un ciel plus poussiéreux. Un simple masque nous protège. Ça tombe bien : nous pouvons donc aller visiter le centre-ville pour « tuer le temps ».

Je trouve qu’on nous avait un peu sous-vendu le centre d’Erbil qui est franchement magnifique. La citadelle est l’un des plus anciens lieux de peuplement au monde, construite il y a 6000 ans ! Le site a été classé au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2014 et de nombreux projets de restauration des habitations anciennes sont en cours. Il y a aussi un mémorial dédié aux victimes de l’attaque chimique menée en 1988 par Saddam Hussein contre la ville kurde de Halabja. À l’extérieur des murs historiques, juste en-bas, se trouve le Grand bazar d’Erbil fondé au XIIIe siècle. L’ambiance est géniale. Dans le bazar, je tente d’aller chercher deux boissons fraîches pour Alma et moi. Pas de chance, ils n’acceptent pas les dollars, même en petites coupures. Du coup, je dis au vendeur que je vais aller les échanger en dinars irakiens (1 Dinar irakien égal 0,00069 Dollar américain). Mais il en est hors de question pour un client assis dans le petit restaurant : c’est lui qui nous offre les canettes !

« – Choukran !
Welcome in Iraq ! »

Dans la foule, des hommes sont vêtus de l’habit kurde traditionnel au pantalon bouffant. Plus tard, un ami journaliste me dira que pas mal de Belges travaillent dans ce bazar d’Erbil.

[À suivre dans le chapitre 3 | Frontières contestées à Kirkouk]