Journal de bord en Irak, chapitre 3: frontières contestées à Kirkouk

En route pour Kirkouk. Avec nous, un ancien des Forces armées britanniques (il a fait la Bosnie, l’Afghanistan, l’Irak). Il travaille maintenant pour Handicap International. Pour lui, le job ne diffère pas tant qu’à l’armée : il reste démineur.

Quand on passe un checkpoint, on passe une frontière. Ce n’est pas parce qu’on a un visa, qu’on peut bouger où l’on veut. Les autorités doivent pouvoir contrôler / filtrer les mouvements dans leur lutte contre Daesh. Voilà pourquoi elles demandent des « lettres d’accès » pour passer les check points (ce qui est logistiquement très compliqué à obtenir).

Sur la route, plein de puits de pétrole, ce qui explique aussi la lutte entre Erbil et Bagdad pour le contrôle de ces territoires. Du coup, les checkpoints ici sont gardés soit par des peshmergas, soit par les forces irakiennes, en fonction de qui contrôle le terrain à ce moment précis. « Le plus facile pour passer un checkpoint et atténuer les tensions, c’est de parler de football ! Ils connaissent tous l’équipe belge par coeur. Et la région est divisée entre les pro-Barça et les pro-Real. » Tant pis pour moi qui ne connaît rien au foot !

Daesh n’est certes plus du tout aussi fort qu’avant, mais des djihadistes ont encore profité de la tempête de la veille pour ouvrir le feu sur des civils, de simples fermiers au Sud de Kirkouk, là où travaillent justement les démineurs de Handicap International. Les forces de sécurité ont aussi été prises en embuscade quand elles sont arrivées sur les lieux. Les adhérents de l’État islamique se cachent dans les montagnes, dans des zones très larges, sûrement protégés par les populations locales. Ils attaquent les soldats la nuit tombée. Durant le ramadan, ils ont tué plein de civils.

« – C’est quoi leur stratégie, leurs cibles, leur logique militaire ?, je demande interloqué au responsable de la sécurité sur place.
Ils tuent tous ceux qui ne les soutiennent pas. Les gens ici les haïssent.
Comment les reconnaissez-vous ?
Ils sont partout ! D’apparence, ils s’habillent comme des civils. Ils ne portent plus d’uniformes. Ils n’ont pas de drapeaux noirs comme avant. C’est très difficile pour nous de les identifier.
Et que faut-il faire si nous en croisons en chemin ?
Euh ?
Je veux dire, quelle est la meilleure réaction possible face à des terroristes de Daesh ?
Prier. »

Nous croisons en chemin un convoi de l’armée irakienne qui vient constater les conséquences de l’attaque de Daesh. Ici, ce sont de nouveau les PMU qui combattent principalement les djihadistes, aidées de la police fédérale, des brigades d’élite de l’armée irakienne. Jusqu’en 2014, les peshmergas contrôlaient la région de Kirkouk, mais les Turkmènes et Arabes semblaient lésés par les Kurdes. « La guerre est de moins en moins visible ici, on retrouve petit à petit un peu de normalité », nous dit un habitant.

Quand nous arrivons sur le site de déminage, l’on observe une certaine effervescence. Il faut se dire que ces démineurs – pour la plupart des locaux – doivent travailler seuls dans des conditions de chaleur extrême, en plein soleil, dans le désert, avec le risque d’être piqués par des scorpions ou mordus par des serpents. Alors, ils sont fiers de pouvoir nous rencontrer et présenter leur travail.

Antonio est un ancien militaire de l’armée espagnole. Avec Youssef, il dirige les opérations de déminage dans le petit village au sud de Kirkouk. Il y a 8 démineurs, un ambulancier et un urgentiste. Ils veulent déminer ici deux millions de m² pour les 500 habitants. Sur la carte, ils nous montrent qu’ils arrivent tout doucement au bout de leurs efforts, à part le coin rouge le long de la rivière qui reste contaminé car trop dangereux à nettoyer. C’est l’État islamique qui a placé les mines ici à 99 %. Mais attention, ce ne sont pas des petites mines antipersonnel comme l’on peut se les imaginer. Ces engins de fortune (Improvised Explosive Devices) sont conçus comme des pièges par les terroristes avec des moyens rudimentaires : des composants chimiques explosifs (du nitrate, de l’ammonium, de l’aluminium que vous trouvez dans les magasins) dans un bête jerrican en plastique (plus difficile à détecter avec un détecteur de métal…), une charge d’amorçage, un détonateur et un système mécanique de mise à feu. Ça coûte moins de 10 dollars à produire, et ça tue. Parfois, la mine artisanale fait 20 kg et l’explosion peut couvrir 200 mètres à la ronde. Parfois plus. Le tout est souvent placé à quelques mètres d’écoles ou sur des champs où les enfants jouent : un vrai danger que les hommes de Handicap International veulent ici immuniser.

Mais ce n’est pas tout : les démineurs retrouvent aussi plus exceptionnellement des munitions non explosées (grenades, roquettes, missiles). Ces explosifs ont souvent été tirés par la Coalition, dont fait partie la Belgique. Pas étonnant du coup que certains états contribuent « généreusement » aux programmes de déminage et de décontamination de certains endroits en particulier en Irak (car ils savent où ils ont lâché leurs crasses)… Handicap International neutralise tout mais sans explosif.

Ces types font un travail d’orfèvre qui force le respect. Tout prend énormément de temps. Les démineurs doivent d’abord couper chaque petite brindille aux ciseaux. Chaque action est entrecoupée de pauses de 10 minutes. Tout doit rigoureusement répondre au protocole de sécurité. « Mettez bien votre téléphone en mode avion, car ça peut activer la mine », nous dit Youssef. Je vérifie à deux reprises que mon téléphone est bien éteint car ce serait quand même une mauvaise surprise. Youssef, lui, a de la bouteille : il a commencé ce métier en 1998 et il n’a jamais eu un seul accident. Quand je lui demande s’il ne perd pas espoir à devoir toujours déminer plus d’engins dans son pays, il me répond tout sourire que sa motivation aujourd’hui est de former les jeunes. La chaleur rend aussi le travail plus dangereux. D’ailleurs, le nombre d’explosions augmente en été car le détonateur devient plus sensible. La chaleur peut rallumer la batterie, ce qui est parfois juste assez pour déclencher le détonateur. Les démineurs nous ont enfilé des combinaisons de protection ainsi qu’un casque qui nous donnent une brève idée de la chaleur étouffante.

À quelques kilomètres, Handicap International nous montre une autre réalisation : une plaine de jeux pour éviter que les enfants ne jouent dans les décombres des ruines des bâtiments explosés. Non seulement tout est instable et les bâtiments pourraient crouler, mais en plus il pourrait y avoir des engins non explosés. L’endroit est désert. Je demande où sont les enfants… évidemment, il fait trop chaud en journée, donc ils viennent plutôt à la tombée de la nuit. Et le petit terrain accueille en tout 1000 enfants ! Handicap International double ce travail de prévention avec des cours de risques au sein de la communauté villageoise. C’est le mukhtar (qui dirige le village comme un maire) qui accueille les sessions de prévention chez lui dans sa maison. Il nous y accueille avec de l’eau, du café et des biscuits.