Journal de bord en Irak, 4e et dernier chapitre: Mossoul

Ce matin commence notre dernière journée en Irak. Nous nous levons très tôt pour partir dès 6 heures du matin vers Mossoul, la deuxième plus grande ville d’Irak. C’est depuis la mosquée historique Al-Nouri à Mossoul que le chef de l’État Islamique (EI), Abou Bakr al-Baghdadi, proclame le « Califat » le 29 juin 2014, une Rolex au poignet. Durant 3 ans, l’EI mènera un régime totalitaire sanglant sur un territoire grand comme le Royaume-Uni depuis Mossoul, leur capitale irakienne. Depuis le 9 juillet 2017, la ville de Mossoul a été reprise à l’EI par les forces de l’armée irakienne, les milices chiites, les Kurdes et la Coalition internationale.

À l’avant de notre Jeep, Marc, le directeur des opérations de Handicap International en Irak, nous impose quelques mesures de sécurité. C’est déjà lui qui dirigeait les opérations de Médecins Sans Frontières (MSF) à Mossoul en 2017. Pour lui, « La vraie histoire de Mossoul n’a jamais été racontée en Occident ». Il tient donc à nous accompagner.

Le trajet à ses côtés est passionnant. C’est rare de rencontrer quelqu’un à la fois de si modeste, et qui a contribué à sauver tant de vies dans des contextes dramatiques : tsunami en Indonésie en 2005, Côté d’Ivoire, Sud-Soudan, Sahel, Yémen, Syrie, et Iraq. Mais Marc nous dit qu’il n’a jamais vu une zone aussi vaste, frappée par tant de bombardements, aussi intenses et continus, menacée du matin au soir, y compris par des armes chimiques, qu’à … Mossoul.

Sur la route, entre Erbil et Mossoul, il y a des camps de réfugiés, et bien sûr plusieurs checkpoints, parfois compliqués, qui amènent leur lot de risques face à différentes factions des forces armées : d’abord deux postes kurdes avancés (pour prendre des terres à l’EI), deux tenus par les « Popular Mobilisation Units (PMU) » (identifiables à des kilomètres aux images de Qassem Soleimani et Abu Mahdi al-Muhandis – les Américains en ont vraiment fait des héros en les tuant en 2020 à l’aéroport de Bagdad), et enfin un checkpoint transféré aux « PMU » tribales des « Shabaks » (une minorité ethnique qui a rejoint les rang des milices chiites). À un moment, nous devons nous arrêter et le garde au poste nous demande d’attendre son officier … qui ne commence qu’à 9h du matin (nous nous disons que « ça valait bien la peine de se lever tôt »). Mais les chauffeurs insistent un peu et reviennent avec nos passeports avec une bonne nouvelle avant 9h : nous pouvons continuer notre route !

Plus nous nous approchons de Mossoul et plus nous remarquons des traces de la guerre. Mais selon Marc, beaucoup a été reconstruit en cinq ans : universités, hôpitaux, restaurants. Des ouvriers sont même en train de planter de jolis arbres au milieu de la grand rue. Mais un local me prévient que les belles apparences cachent de profondes rancœurs et des rivalités croissantes vis-à-vis du contrôle actuel (voire de l’ « occupation » selon certains) par les milices chiites de zones traditionnellement sunnites. La confiance entre communautés est rompue. La cohésion sociale est plus que jamais un défi.

Il y a deux rives à Mossoul. L’est a été plus épargné que l’ouest. La partie occidentale de Mossoul était quasi purement sunnite, et c’est là que les bombardements se sont concentrés contre l’EI qui y était retranché. Nous avons de « la chance », nous dit un local, de pouvoir accéder à la Vieille Ville « car les ambassades et l’ONU ne fréquentent par ces lieux à découvert, sans véhicule blindé et escorte armée ». Le site a même été bloqué durant près d’un an – « certainement pour éviter les témoins des pires crimes de guerre commis ici », nous glisse-t-il. Après 2017, beaucoup de villageois des campagnes sont venus vivre ici « avec une autre culture, une autre éducation, sans emploi, avec des armes, ce qui a créé de nouvelles frictions ». Une sorte de « nouvelle occupation après l’occupation » – largement ignorée par les Occidentaux forcément, mais pourtant source de discriminations et clivages.

Les décombres ici sont truffés de pièges explosifs, comme des jerricans remplis d’explosif C4, et de dépouilles de djihadistes. Tout est contaminé ! Et le moindre coup de vent peut fait tomber un édifice. Le danger guette donc toujours. « Un enfant de 11 ans est décédé dans un accident il y a quelques jours », nous dit une famille du coin. Voilà pourquoi il ne faut pas se promener hors des sentiers battus ici. D’ailleurs, le travail de prévention auprès des enfants (pour les empêcher de venir jouer ici) constitue l’une des missions de Handicap International à Mossoul. Cinq ans après les bombardements, le décor est toujours lunaire. Certains quartiers ont été totalement rasés par les bombardements aériens. Les murs des maisons où étaient retranchés des snipers de Daesh sont criblés de balles. Il ne reste plus grand-chose non plus de la mosquée al-Nouri, d’où le Califat avait été proclamé en 2014, puisque les djihadistes ont tout dynamité.

L’état d’esprit est fataliste, voire sarcastique. Dans un « Primary Health Care Center » investi par Handicap International, nous rencontrons un patient victime de bombardements aériens. Il s’appelle Ilhal et il a 65 ans. Il veut absolument nous raconter son histoire. En mars 2017, il était en train de planter des légumes dans son jardin (pas pour « faire du jardinage », mais parce qu’il n’y avait plus rien dans les magasins à l’époque) quand un …. Sa femme et ses enfants sont morts. Lui a été retrouvé à plusieurs mètres de sa maison. Daesh l’a pris à l’hôpital, lui a donné un dafalgan et sa jambe a été amputée quand il s’est réveillé à l’hôpital noir de monde. Très vite dégagé, c’est un voisin mécanicien qui a pris soin de ses bandages. Il a perdu un œil et sa main a été brûlée. Handicap International l’aide à vivre avec ses handicaps. Aujourd’hui, il vit dans son ancienne maison (il y a juste deux pièces où il ne va pas car plus de toit et tout risque de s’écrouler). Quand on lui demande quel message il veut envoyer en Europe, il répond qu’il « encourage les jeunes à vire comme lui très longtemps et aussi beau ! »

À côté d’Ilhal, Ahmed, 25 ans. Il était mécanicien. Daesh a bien essayé de le recruter, mais vu qu’il était le seul qui ramenait un revenu dans sa famille, ils l’ont laissé tranquille. Un jour, il est allé chercher de l’essence avec ses deux cousins quand un sniper a tiré sur une mine. La mine a explosé. Ses deux cousins, qui marchaient à ses côtés, sont morts. Lui est retombé par terre à 15 mètres, et son pied droit s’est décroché. Il a fait du saute pied jusque chez lui. L’armée irakienne lui a fait un bandage et il a été transféré vers un hôpital. Dans l’ambulance, il étaient six : cinq sont mort, lui seul a tenu le coup jusqu’à l’arrivée. Sa jambe a été amputée car l’infection était montée jusqu’au genou. Aujourd’hui, il perd espoir. Il est marié (malgré le fait que la famille de sa femme était contre le mariage vu son handicap). Mais il a mal car sa prothèse en silicone infecte ses tissus. Il souffre du syndrome du membre fantôme : c’est comme si sa jambe était toujours reliée au corps et il en ressent encore toutes les douleurs. Il a aussi perdu un doigt. Quand on lui demande s’il est « fâché », il répond que « oui, évidemment ». Et quand on lui demande « contre qui », il répond « contre tous ceux responsables de la guerre, sans distinction ».

Plus de 26 000 personnes amputées comme Ihal et Ahmed sont enregistrées (officiellement) à Mossoul. Pour eux, la pension est de plus ou moins 150€. Petit à petit, les habitants commencent à rentrer chez eux. Sur les 900 000 personnes qui ont fui la ville, 200 000 sont déjà revenues pour reconstruire leur vie. Ces familles continuent toutefois de faire face à de graves risques : représailles, explosions, mais aussi un manque d’eau potable, de soins de santé et d’autres services de base. Les hommes, les femmes et les enfants de retour à Mossoul ont besoin d’être correctement informés, de recevoir les garanties de sécurité nécessaires, mais aussi une aide des organisations humanitaires, et de pouvoir accéder aux services sociaux. La vie reprend, mais il n’y a toujours pas de jobs. Les taxis tournent partout, mais sans clients. Partout on entend les bruits de construction, des marteaux piqueurs, des scies, mais les gens du coin nous disent que les chantiers sont attribués à des entreprises privées « de l’extérieur » (via les grandes agences occidentales de développement, ou les milices chiites). L’économie est morte.

Ici, il ne s’agit pas de reconstruire un pays après un guerre, mais après 40 années de guerres. Le vice-gouveneur de Mossoul, Ali Omar, que nous rencontrons dans son bureau massivement surveillé par des hommes armés, nous dit qu’il a 50 ans, mais qu’il connaît la guerre depuis qu’il a 8 ans : guerre contre l’Iran dans les années 80, invasion du Koweit, sanctions internationales, persécutions contre les Kurdes et les Chiites, invasion américaine en 2004, montée d’Al-Qaeda, pour en finir avec la guerre contre Daesh jusque 2017.

Pourquoi est-ce que je m’intéresse à Mossoul, me direz-vous ? Car c’est « nous » (la Coalition) qui avons bombardé la ville de Mossoul. Alors, certes, nous luttions contre Daesh, ce qui rend la critique controversée et éminemment sensible. Je me rends bien compte que je marche sur des œufs. Mais c’est justement bien là le problème : la lutte contre « l’extrémisme violent » ne peut dissimuler tous les civils tués. Or, sur base des retours de témoignages sur place, il faut bien admettre que la norme du « dommage collatéral » semble très largement avoir été dépassée – jusque dans les hôpitaux où se retranchaient certains leaders djihadistes. Nous avons laissé les milices chiites faire le « sale travail » au sol, pendant que nous frappions la vieille ville de Mossoul depuis les airs. Si nous prenons juste un peu plus de distance dans le temps, le risque est réel d’avoir ici créé une nouvelle génération de rancoeurs, dont se nourriront d’autres groupes extrémistes. Les souffrances alimentent en effet le dangereux sentiment de victimisation, qui justifie à son tour les pires horreurs dans un contexte d’instabilité. La très large majorité ici rejette Daesh. Ce n’est pas la question. Par contre, il est difficile de demander beaucoup de respect pour ceux qui ont bombardé votre maison, votre famille, votre jambe, votre bras, votre œil – même si ceux-ci avaient pour cible, légitime, l’élimination d’un djihastiste. L’EI s’est nourri de l’exclusion sunnite, de l’absence d’État, et du chaos total après l’invasion américaine. Nous devrions en tirer les leçons.

Le « push for results » ne doit pas nous aveugler. Et je repense à la fin de ce voyage à la première image qui m’est venue à l’esprit à l’atterrissage : « Abou Ghraib ». Pourquoi avoir interdit la torture ? Parce que ceux qui l’exercent ne seront jamais perçus comme des « libérateurs ». Pensez aux troupes de Poutine et à leur stratégie de la terre brûlée en Ukraine, comme à Marioupol. Vladimir Poutine aura beau intensifier ses frappes sanglantes, user de sous-munitions et de bombes thermobariques, cibler des quartiers résidentiels ou même des hôpitaux d’enfants comme à Grozny ou à Alep, il n’en restera pas moins aux yeux des Ukrainiens – et pour des générations – un tyran, un envahisseur et un criminel de guerre. Le dégoût profond que Poutine provoque légitimement dans la population ukrainienne et jusque chez nous doit nous apprendre quelque chose sur la brutalité. Car enrayer l’avancée des mouvements extrémistes que nous combattons nous impose d’éviter les crimes et les erreurs qui ont justement permis leur émergence. Je ne parle pas encore ici de manière abstraite de pacifisme. Mais le retour du terrain irakien implique, à mon sens, de faire un usage plus différencié de la force et, dans tous les cas, d’éviter les armes explosives les plus lourdes dans les zones densément peuplées. Car le recours à de l’artillerie dans une ville sera toujours synonyme de victimes civiles, par définition innocentes. Les moyens militaires, eux, ne seront, en revanche, jamais suffisants pour vaincre complètement des groupes intolérants, radicaux, extrémistes, comme l’EI. La mesure, la précision, la prise en compte des effets dominos, l’assistance humanitaire, la réhabilitation, l’atténuation des souffrances doivent devenir de nouveaux critères de la manière dont nous menons les conflits.

Encore un immense merci à toutes celles et tous ceux qui ont rendu cette mission possible, en particulier Alma et les équipes de Handicap International. Grâce à vous, je reviens plus déterminé que jamais à convaincre notre gouvernement et les gouvernements du monde entier à agir contre l’utilisation des armes explosives à large rayon d’impact en zones peuplées !