À Bagdad, pour empêcher une exécution

Bagdad, 22 août 2023.

À peine arrivés à Bagdad, vers 3 heures du matin, plusieurs hommes du Protocole irakien nous attendent derrière un panneau « Mario Cogolati ». Après la douane, dans une chaleur écrasante en pleine nuit (40 °C), nous montons dans un convoi de blindés, escortés par trois fourgons militaires équipés de mitrailleurs (la situation sécuritaire l’oblige).

Voici ma première mission comme président du Comité des droits de l’homme des parlementaires de l’Union Interparlementaire (UIP). En 2022, l’ONG Handicap International m’avait déjà exposé les répercussions humanitaires des bombardements à Bagdad, Erbil, Kirkouk et Mossoul [lien vers le carnet de mission de 2022].

Ici, la mission, plus politique, vise un seul objectif : empêcher l’exécution d’un parlementaire irakien issu de la minorité sunnite, M. Al-Alwani.

J’ai la chance de conduire cette mission en compagnie du sénateur pakistanais, Mushaheed, et de Boutayna, membre du secrétariat de l’UIP à Genève. Mushaheed est un ancien ministre de Nawaz Sharif qui a déjà rencontré tous les grands de ce monde – mais il me parle plus particulièrement de Yasser Arafat et de Nelson Mandela. Son attachement aux droits de l’homme est sincère car il a lui-même un temps été emprisonné par le général Pervez Musharraf après son coup d’état. Aujourd’hui président de la Commission de la Défense du Sénat pakistanais, il parcourt le monde entier et connaît le Moyen Orient comme sa poche. C’est un homme haut en couleur, toujours positif, qui n’hésite pas à féliciter le Président du Parlement irakien pour son look juvénile de « star hollywoodienne » ou qui, au restaurant, apostrophe le serveur d’origine indienne dans son propre dialecte.

Boutayna, elle, fait partie du brillant staff du Comité des droits de l’homme des parlementaires, qui a organisé cette mission et suit depuis des années le cas de M. Al-Alwani à Genève. Marocaine d’origine, elle a l’avantage de pouvoir s’exprimer aussi aisément en arabe, anglais que français – le tout avec une parfaite maîtrise du droit international et de l’historique du dossier. Bref, c’est un plaisir de pouvoir conduire une mission aussi délicate, dans un contexte sécuritaire volatile, avec des personnalités aussi bienveillantes et déterminées.

L’hôtel Al-Rasheed où nous logeons, au cœur de la Zone Verte, ressemble à une prison dorée ultra-sécurisée. Les ambassades d’Arabie Saoudite, du Pakistan et du Koweït, mais aussi la mission européenne de renfort sécuritaire en Irak occupent plusieurs étages de l’hôtel de manière permanente. Tout ce petit monde se croise et se connaît. L’ambiance n’y est pas spécialement à la fête ou au tourisme.

Après une courte nuit de deux heures, le programme démarre sur les chapeaux de roue avec les audiences du Président du Parlement et du Président de la République. J’ai tout juste le temps de réviser mes notes et d’enfiler un costume, et c’est parti. Heureusement, nous pouvons compter sur les bons conseils de nos deux hôtes du Parlement irakien – Ershaad et Wihda.

Ershaad est une personnalité politique de premier plan en Irak. Quand il nous emmène un soir au restaurant, les gens l’arrêtent pour se faire photographier avec lui. Un jour, il s’excuse de devoir s’absenter durant quelques heures : il doit rencontrer le Ministre des Affaires étrangères turc en déplacement à Bagdad. Originaire de Kirkouk (qui concentre 15 % des réserves de pétrole au Nord du pays), il mène le front turkmène. Les Turkmènes (qui peuvent être sunnites ou chiites et même parfois chrétiens) parlent la langue turkmène. Aussi présents en Syrie, Iran, Afghanistan, Turkménistan, ils forment une importante minorité en Irak (leur drapeau ressemble comme deux gouttes d’eau au drapeau ouïghour). Cette minorité ne plaît pas non plus à Saddam Hussein. Sous son règne, le frère aîné d’Ershaad est exécuté et lui est détenu durant près de 10 ans dans la fameuse prison d’Abu Grahib. Durant les années du « califat », Daesh fait piéger son domicile. Heureusement, sa famille ne s’y trouve pas au moment de l’explosion. C’est dire qu’en matière de défense de la liberté d’expression, il en connaît un rayon. À présent, il préside la Commission des droits humains au Parlement et se bat pour la libération de son collègue, pourtant issu d’une autre ethnie.

Wihda est elle aussi une parlementaire charismatique. Surnommée la « dame de fer irakienne », elle est issue de la minorité sunnite, comme M. Al-Alwani en détention. Que ce soit avec le procureur général ou le Ministre de la Justice, Wihda recentre toujours habilement la conversation autour de l’enjeu de la libération de son collègue et n’hésite pas à corriger nos interlocuteurs en cas d’inexactitude dans leurs discours. L’on nous dit que sa popularité fait de nombreux jaloux chez ses collègues masculins. Moi, ce qui m’impressionne, c’est sa ténacité : comme lorsqu’elle s’obstine à oser parler de « genre », un terme pourtant tabou en Irak et même récemment proscrit par la loi. Car « ce sont les autres qui n’y comprennent rien… » Lorsque ça bloque à un checkpoint et que ses hommes ne parviennent pas à faire lever l’obstacle, c’est elle qui sort du véhicule et va régler le problème avec les gardes. J’aime ce genre de personnalité.

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Je reste fasciné par ce pays niché au cœur du Moyen Orient, entre les géants saoudien et iranien, qui fut naguère l’un des berceaux de la civilisation (Babylone, c’est en Irak!). Malgré 40 ans d’invasions illégales, injustes et brutales, la société irakienne semble toujours renaître de ses cendres. Je comprends vite que l’argent ici n’est pas vraiment le problème – l’Irak est le deuxième producteur de pétrole au monde. Ce qui compte, c’est la religion et l’appartenance tribale. Cette diversité ethnique et confessionnelle attise ma curiosité : Chiites, Sunnites, Kurdes, Assyriens, Turkmènes, Yézidis, Arméniens, … tous doivent se partager le pouvoir. Et c’est là tout l’enjeu de l’équilibre politique à trouver. Le pouvoir est si morcelé que le parlementaire se comporte en Irak tel un funambule, là où, en Belgique, il n’hésite pas à choquer et tweeter dans tous les sens pour se faire entendre. Et la religion n’est jamais loin, source de conservatismes, et parfois de graves reculs.

En 2003, alors que le président américain George W. Bush menaçait de faire tomber Saddam Hussein, je me souviens que mes parents nous avaient emmenés, ma sœur et moi, manifester dans les rues de Bruxelles contre la guerre en Irak. Ça devait être ma toute première manifestation à l’âge de 14 ans. Avec un peu de recul, je trouve que mes parents voyaient franchement plus juste que les va-t-en-guerre de Rumsfeld, Cheney et autres néoconservateurs de Washington… Cette guerre en Irak violait non seulement le droit international – puisqu’elle faisait complètement fi du Conseil de Sécurité des Nations Unies ; mais elle se fondait sur la présence d’« armes de destruction massive » qui n’ont jamais été trouvées ! L’agression américaine a coûté la vie à près de 200 000 civils irakiens. Pour quel résultat ? Au-delà de son caractère illégal et immoral, cette guerre impérialiste reste l’un des plus grands échecs géostratégiques du début du siècle. Le renversement du régime baasiste, sans construction d’alternatives démocratiques, a détruit toutes les institutions civiles, sécuritaires et militaires du pays. Les USA ont en fait ouvert la voie à la guerre civile entre sunnites et chiites et, en écho bien sûr, aux ingérences extérieures – d’abord du géant iranien derrière la majorité chiite, puis de l’Arabie saoudite, de la Turquie et des Émirats arabes unis dans le camp sunnite. Quand nous demandons combien de troupes américaines sont encore présentes en Irak, on nous répond habilement avec humour : « officiellement ou … dans les faits ? ». Il suffit d’apercevoir l’ambassade des États-Unis dans la Zone Verte à Bagdad pour se convaincre de leur puissance ici (elle est dix fois plus grande que n’importe quelle autre ambassade américaine dans le monde).

Pour être juste, les guerres en Irak n’ont pas commencé en 2003. La guerre Iran-Irak entre 1980 et 1988 causa déjà des massacres de civils innocents. « Chaque maison, chaque famille, a souffert ici », m’explique un ambassadeur à l’hôtel. Quand les Américains quittent « officiellement » l’Irak en 2011, ils laissent donc derrière eux un pays complètement en ruine et gangrené par les rancœurs ethniques, confessionnelles et sectaires.

Je tente ci-dessous de schématiser (grossièrement) les trois principaux pôles communautaires (chacun souffrant de luttes internes) :

  1. Les Chiites, majoritaires en Irak (60% des 40 millions d’habitants), ont été violemment réprimés sous le régime de Saddam Hussein. L’on pouvait s’attendre à ce que certains responsables chiites désirent se venger de pareille injustice. Grâce au financement par l’Iran de nombreuses milices, les factions chiites reprennent le pouvoir. Et après la chute de Saddam, en 2006, Nouri Al-Maliki monte comme premier ministre. Retenez bien son nom, car son ombre plane encore aujourd’hui sur la sphère politique à Bagdad… C’est certainement le seul protagoniste que nous n’aurons pas pu rencontrer. Après le retrait des Américains fin 2011, la coalition chiite au pouvoir lance une campagne de répression contre les éléments sunnites jugés « radicaux ». C’est ainsi qu’ils s’en prennent notamment à une personnalité politique sunnite de premier plan, pourtant modérée : le député Ahmed Al-Alwani, détenu depuis 2013 et que nous tentons aujourd’hui encore de libérer.
  2. Les Sunnites souffrent sans doute le plus de la reprise des institutions politiques et militaires par les Chiites, suite au renversement du régime baasiste par les Américains. L’on ne peut nier que certains anciens militaires et agents de sécurité du régime de Saddam, marginalisés, décident de rejoindre le djihad – Al-Qaïda, puis Daech. Daech est défait en 2017, même s’il reste des poches de résistance. Quand je me suis rendu à Mossoul en 2022, j’ai pu voir à quel point cette ville majoritairement sunnite autrefois prospère a été réduite en cendres par la Coalition internationale et les milices chiites (qui occupent toujours le territoire). Les guerres à répétition ont laissé de profondes blessures au sein de la population sunnite.
  3. Les Kurdes, situés au Nord de l’Irak, ont été massacrés par le régime de Saddam (182 000 victimes en 1988). En 2004, ils profitent de l’invasion américaine et de l’affaiblissement de l’état central pour former un véritable « état dans l’état ». Ils parviennent à obtenir 64 députés au parlement (sur 329) ainsi que le « strapontin » de Président de la République. Il faut souligner que leur autonomie, relative stabilité politique et surtout l’exploitation directe de leurs ressources pétrolières leur offrent ces dernières années un prodigieux essor économique, par rapport au reste du pays – je me souviens en effet que les gratte-ciels poussaient comme des champignons à Erbil (surnommée la « petite Dubaï ») et il n’était pas rare de voir de l’alcool sur les tables des gigantesques terrasses de restaurants du centre-ville. Néanmoins, les Kurdes sont eux-mêmes divisés entre le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) de Masrour Barzani, premier ministre kurde (soutenu par la Turquie et à la tête de la région autonome du Kurdistan irakien), d’une part, et l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK) (plutôt soutenu par l’Iran) de la famille Talabani et de l’actuel Président de la République d’Irak, Abdel Latif Rashid, d’autre part. (C’est important à souligner car le PDK ou l’UPK au Kurdistan irakien n’ont pas grand-chose à voir avec les idées que les Européens se font sur le Rojava au Kurdistan syrien.)

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Le cas de M. Al-Alwani reflète, dans une certaine mesure, ces tensions tribales. En effet, lors de son arrestation en 2013, le pays était en pleine guerre civile. M. Al-Alwani siège au Parlement et soutient les manifestations pacifiques des communautés sunnites contre les abus du gouvernement du Premier ministre chiite de l’époque, Nouri Al-Maliki. Mais pour ce dernier, les protestataires sunnites ne représentent que des émanations d’Al-Qaïda…

Dix ans après son arrestation, notre délégation est enfin autorisée à mettre le pied en Irak. Nous en profitons pour aller interpeller le Président de la République (kurde, pour rappel), le cabinet du Premier ministre (chiite), le Ministre de la Justice (kurde, et un ancien collègue de M. Al-Alwani sur les bancs du Parlement), le Président du Parlement (lui-même sunnite et très proche de lui), la Commission irakienne des droits humains (dont le travail force le respect vu le passé du pays), plusieurs organes judiciaires, mais aussi l’ONU et certains diplomates. Partout, nous plaidons pour sa libération et contre son exécution.

Au-delà des rendez-vous officiels dans les palais dorés, ce qui me touche, ce sont toutes les personnes affectées par cette tragédie humaine. Les cas de parlementaires en danger ont tendance à s’accumuler sur la table du Comité de l’UIP (il y en a actuellement plus de 700, à travers 44 pays, du jamais vu!). Je dois bien avouer que ces piles de dossiers établis à Genève me font souvent oublier les éléments plus « personnels » derrière chaque cas individuel. L’expérience du terrain éveille en moi un sentiment de profonde injustice à l’égard de M. Al-Alwani, qui lui-même me sert de moteur dans mon action politique.

Nous avons ainsi la chance de nous entretenir avec son frère, son avocat, le Cheikh de sa communauté tribale, et même son fils – qui n’avait que 8 ans lors de son arrestation. Tous insistent dans la famille sur l’innocence de M. Al-Alwani : « Il ne savait même pas tuer un poulet ! », nous confie le Cheikh. « Il détestait deux choses : Al-Qaïda et Daech. Notre tribu a payé le prix fort dans la guerre contre les groupes terroristes. Il est injuste que notre membre subisse à présent le même sort que nos agresseurs ! » La famille de M. Al-Alwani compte évidemment sur notre présence à Bagdad pour faire pression sur les autorités en vue de le libérer. C’est là que je me sens le plus utile.

Mais le moment le plus poignant de notre mission restera notre rencontre avec M. Al-Alwani en prison. Notre convoi sécurisé met le cap sur la Prison d’Al-Quadimya. Nous emmenons avec nous le fils de 18 ans. Il faut souligner que ce type de visite en prison reste tout à fait exceptionnel. Nous sommes un instant bloqués à un checkpoint. Et je crains d’abord que nous soyons refoulés.

Après quelques dizaines de minutes de palabres et un labyrinthe entre des murs de surveillance, nous arrivons à bon port et sommes accueillis par la direction pénitentiaire.

Dans le bureau du directeur, M. Al-Alwani nous rejoint, sans menottes. Il fait le tour et salue chaleureusement chacun d’entre nous. Son fils l’embrasse trois fois sur la joue. Dignement, M. Al-Alwani rejoint son siège. Il commence par nous remercier, et surtout Boutayna avec qui il avait jusqu’alors communiqué par écrit. Je prends ensuite la parole pour l’assurer du soutien plein et entier du Comité. Je lui fais enfin part de nos rencontres officielles à Bagdad.

« Tous ceux que vous avez rencontrés savent que je suis innocent ! », me répond M. Al-Alwani. À l’époque, il présidait la Commission des Finances du Parlement irakien. Et pour la première fois, il nous confie qu’il avait alors mis la main sur des faits de corruption estimés à plusieurs milliards de dollars. Il n’en fallait pas plus, selon lui, pour le transformer en cible pour le gouvernement…

Le 28 décembre 2013, à 3 heures du matin, plus d’une cinquantaine (!) d’hommes des forces de sécurité débarque à son domicile, dans sa ville natale de Ramadi, un fief sunnite à l’ouest de Bagdad. M. Al-Alwani, alors en pyjama, propose d’emblée de se rendre. Mais l’assaut est violent. Comme s’il s’agissait d’un dangereux terroriste, les portes de sa maison sont défoncées. Les balles fusent. Son frère et cinq de ses gardes du corps sont tués. Dans la confusion de l’attaque et les répliques de ses hommes, deux agents des forces de l’ordre perdent aussi la vie. En violation de son immunité parlementaire, M. Al-Alwani est écroué dans des lieux tenus secrets. Il est torturé et perd un œil. Même si un groupe d’experts de l’ONU juge sa détention complètement arbitraire, il est condamné à la pendaison. Toutes ses demandes de grâce sont rejetées.

C’est pour rappeler les obligations de l’État irakien en droit international face à tant de graves manquements que nous sommes présents à Bagdad. À la fin de notre visite en prison, je regarde M. Al-Alwani et je lui assure de notre indéfectible soutien jusqu’à sa libération :

– J’espère de tout cœur vous revoir dans votre ville natale de Ramadi, lui dis-je.

– Non, c’est au Palais présidentiel que je vous reverrai !, me rétorque-t-il plein d’assurance jusqu’à faire sourire.

M. Al-Alwani m’explique ce qu’il veut dire en se référant à une sourate du Coran (qui m’était évidemment inconnue) : « Yusuf a été jeté au fonds d’un puits par ses frères, vendu comme esclave, puis longtemps détenu en prison. Mais grâce à sa patience et sa confiance en Allah, il se voit finalement confié les rênes du pays », me dit-il plein d’espoir pour son cas personnel.

Assis à côté de moi, mon collègue pakistanais, Mushaheed, qui connaît bien le Coran, me glisse qu’il s’agit là du même récit biblique que «  Jacob » dans l’Ancien Testament. Et Mushaheed s’enthousiasme : « C’est le destin de Nelson Mandela ! »

Ce qui sûr, c’est que nous ne lâcherons rien pour que toutes les voix qui, comme M. Al-Alwani, s’expriment au nom de leur peuple, cessent d’être muselées, détenues, persécutées, et puissent vivre libres dans leurs pays. Voilà le combat qui m’anime dans mon rôle de Président du Comité des droits de l’homme des parlementaires à l’UIP.