Et si l’on reconnaissait des droits à la Nature ?

Article cosigné avec Kristof Calvo et rédigé grâce au précieux travail de recherches juridiques de Juliette Hamoir.

En cette Journée de la Terre, l’heure est loin d’être à la fête. Un continent de plastique flottant de 1,6 million de km2 et un taux d’acidité des océans jamais enregistré, des chaleurs extrêmes s’élevant à 40 degrés au-dessus des normes en Antarctique, les populations des animaux vertébrés en chute de 68%, un niveau de déforestation de l’Amazonie allant jusqu’à 4 340 terrains de foot par jour… Bref, nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis. Et comme parlementaires écologistes, nous ne pouvons rester les bras ballants et continuer le business as usual. L’effondrement d’écosystèmes entiers nous somme à réveiller les consciences et à prendre en compte, au cœur de nos institutions, la nécessaire harmonie avec la Nature qui conditionne notre (sur)vie sur Terre. Et ça peut passer par une réforme basculante.

En effet, la Loi pourrait accorder à la Nature le statut qu’elle mérite. Cela lui permettrait de se défendre, en son nom, en ses intérêts, non seulement devant la Justice mais aussi dans nos prises de décisions au Parlement. La réflexion vaut en tous cas la peine ! Le juriste américain Christopher D. Stone semblait déjà l’avoir compris en 1972, lorsqu’il s’interrogeait dans un livre avec un titre (très) provocateur pour l’époque : « Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? » L’idée semble avoir fait son chemin au 21e siècle… L’Équateur est le premier pays au monde à avoir inscrit dans sa nouvelle Constitution de 2008 les droits de la Nature, au même titre que les droits humains. La Nouvelle-Zélande a octroyé un statut au fleuve Whanganui. Et il y a à peine un mois, au Chili, la Convention constitutionnelle a approuvé l’article 9 qui suit : « Les individus et les peuples sont interdépendants de la nature et forment, avec elle, un tout indissociable. La nature a des droits. L’État et la société ont le devoir de les protéger et de les respecter ». Ces États inscrivent donc dans leurs textes constitutionnels classiques une toute nouvelle relation des êtres humains à la Nature : la fin d’une ère de domination par l’Homme « maître du monde », appelée Anthropocène, et l’attribution de droits à des fleuves, rivières, glaciers, forêts et autres écosystèmes. Cette révolution juridique et culturelle semble trouver écho jusqu’aux Nations Unies, où, depuis 2009, une résolution est votée chaque année en ce même jour du 22 avril pour consacrer une nouvelle « in-Terre-dépendance » et « parvenir à un juste équilibre entre les besoins économiques, sociaux et environnementaux des générations présentes et futures ».

Quid en Europe, et même chez nous, en Belgique ? Force est de constater que le monde politique reste très réservé face à ces initiatives. Pourtant, notre pays est pionnier en matière de droit de l’environnement. Il y a à peine quelques mois, notre Parlement a admis à une très large majorité que les écosystèmes peuvent être victimes de crimes graves, de l’ampleur de génocides ou crimes contre l’humanité, et a appelé à la reconnaissance d’un nouveau crime d’ « écocide » tant dans notre Code pénal que le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Une première en Occident ! Notre Gouvernement s’est aussi engagé à réviser l’article 7bis de la Constitution belge sur le développement durable pour se concentrer « sur une transition équitable vers une société climatiquement neutre, sur l’économie circulaire et sur la fin de la perte de la biodiversité ». L’ouverture d’un nouveau registre juridique de droits de la Nature pourrait ainsi nourrir le débat constitutionnel belgo-belge sur une nouvelle approche de la Constitution à l’environnement.

Pourquoi la personnalité juridique devrait-elle être réservée aux seuls êtres humains et à leurs constructions sociales ? Comment se fait-il que dans l’échelle des normes du droit occidental, une multinationale qui produit des externalités négatives (pollution, perte de ressources, surconsommation d’eau, coût social désastreux pour les travailleurs) détienne parfois beaucoup plus de droits qu’un fleuve ou une forêt qui nourrit la vie humaine ? Pourquoi sommes-nous égoïstes au point de n’accorder que des droits à nous-mêmes, comme si nous n’avions absolument aucun lien d’ « in-Terre-dépendance » avec les autres vivants ? Le respect des droits de la Nature ne conditionne pas seulement la sauvegarde et l’essor d’écosystèmes. Ces nouvelles obligations vont de pair avec celles liées aux droits humains. Comment pourrions-nous en effet garantir à un individu un droit à la santé, à un environnement sain, à l’eau potable, si son environnement est négligé, dégradé, pollué ? Les deux logiques sont complémentaires ! Il ne s’agit donc absolument pas de substituer les droits humains par des droits de la Nature ou d’établir un déséquilibre inversé.

Il serait toutefois naïf de croire que ce renversement de l’échelle des normes ne représente aucun défi juridique ou politique. Qui peut représenter la Nature ? La reconnaissance de droits de la Nature ne risque-t-elle pas de rester symbolique ? Comment la planète Terre dans son ensemble pourrait-elle prévaloir sur l’individualisme ? Nous sommes nous-mêmes interrogateurs et à la recherche des réponses les plus adéquates. Ces craintes légitimes méritent en tous cas un vrai débat public – qui ne fait que commencer. Mais face à la multiplication des crises écologiques, il faut oser poser la question ouvertement : et si, pour tendre vers une symbiose plus harmonieuse et bénéfique pour tous les vivants et générations futures sur Terre, nous reconnaissions des droits à la Nature ?