Un « Big Brother » chinois en Belgique? Des milliers de caméras de surveillance concernées

+ Article et reportage sur la RTBF
+ Enquête parue dans Humo
+ Article du Soir | “Une trentaine de caméras chinoises utilisées par l’armée belge”

1. LES SOCIÉTÉS DANS LE VISEUR : HIKVISION ET DAHUA

« Hangzhou HikVision Digital Technology Co. » et « Zhejiang Dahua Technology Co. » sont depuis quelques années respectivement numéros 1 et 2 du marché mondial des caméras de surveillance. HikVision a 40.000 employés, des opérations dans plus de 150 pays, et un chiffre d’affaires en 2020 de plus de 10 milliards de dollars US. Dahua Technology a 16.000 employés, revendique des ventes dans plus de 180 pays et 22 bureaux en dehors de la Chine.

Attention, ces sociétés ne sont pas des entreprises exclusivement privées qui se limitent à vendre des caméras… Elles sont le produit du Parti communiste chinois (PCC), et même de l’armée chinoise, puisque l’actionnaire majoritaire contrôlant Hikvision n’est autre que « China Electronics Technology HIK Group » (38,88 %) qui se définit comme une « entreprise d’Etat »1. Hikvision et « China Electronics Technology HIK Group » sont toutes deux dirigées par Chen Zongnian, secrétaire du Parti Communiste chinois2 Chen Zongnian dirige également le « The 52nd Research Institute at China Electronics Technology Group Corporation », une autre entité appartenant à l’État et représentant 1,93 % des parts d’Hikvision3. Hikvision est donc détenue à 40, 8 % par l’État chinois, selon ses propres chiffres.

Quant à Dahua, le capital de l’entreprise est principalement privé, même si détenu par 13,3 % d’entreprises publiques.

Ce lien entre HikVision et ses actionnaires majoritaires, en l’occurrence le régime chinois, est même explicitement souligné dans un prospectus destiné aux investisseurs. Ce prospectus indique que les actionnaires majoritaires « continueront à être en mesure d’exercer une influence significative sur nos activités et d’autres questions importantes pour nous », « ont un contrôle substantiel sur [Hikvision] et ses intérêts qui peuvent ne pas être alignés avec ceux de nos autres actionnaires », et « peuvent contrôler indûment les activités importantes, les finances et le personnel de [Hikvision] en exerçant les droits de vote, ce qui portera atteinte aux intérêts de [Hikvision] et de ses autres actionnaires. »4

Si Hikvision et Dahua sont nominalement des « sociétés », la législation chinoise permet à l’État d’exercer un contrôle étendu sur les entreprises privées, qui doivent se conformer aux lignes rouges fixées par le Parti communiste chinois, faute de quoi elles se voient refuser l’accès aux financements ou sont contrées de toute autre manière. De plus, un comité du parti communiste chinois est toujours présent au sein de sociétés d’une telle taille. La tâche de ces cellules du parti au sein des entreprises est de s’assurer que les politiques du PCC sont suivies par l’entreprise.

2. RISQUES ET DANGERS

2.1. Espionnage et fuites de données

Il existe d’abord des risques réels d’espionnage et de fuites de données de l’Europe vers la Chine. Si les preuves sont difficiles à obtenir, de nombreux experts pensent qu’il serait naïf de croire que ces sociétés ne pourraient pas transmettre au gouvernement chinois des données personnelles et/ou sensibles provenant de l’étranger. D’autant plus que la loi chinoise sur la sécurité exige que chaque entreprise chinoise coopère à la collecte de données pour le gouvernement central. C’est l’une des raisons pour lesquelles Washington a mis Dahua et Hikvision sur liste noire, et que d’autres pays leur emboîtent le pas (voir section suivante).

Conformément à sa politique de confidentialité, à laquelle les utilisateurs de ses produits et de ses sites Web souscrivent, Hikvision peut transférer toutes les données qu’elle collecte à l’une de ses « filiales » dans le monde entier. Concrètement, cela signifie qu’une énorme quantité de données et d’images pourrait aboutir au PCC via Hikvision.

La fuite de certaines données peut paraître anodine à première vue, mais les appareils Hikvision et Dahua peuvent faire davantage qu’enregistrer des images. Ces équipements ont accès une grande quantité d’information, qui peuvent ensuite être sujettes à analyses : reconnaissance faciale, dynamique des rues, traque des déplacements des individus, des écoles, des administrations. Il va sans dire que les risques de dérives sont nombreux.

En mai 2021, le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne, m’affirmait déjà en réponse à une question au Parlement que les données récoltées en Belgique par des entreprises chinoises pouvaient être partagées et/ou réquisitionnées par le régime chinois : « L’article 7 de la loi chinoise de 2017 sur le renseignement national oblige toutes les entreprises à coopérer avec les agences de renseignement chinoises. Cette obligation s’applique également à Alibaba, quel que soit le pays dans lequel elle déploie ses activités. […][I]l est fort probable que de tels transferts de données se produisent. Il suffit ici de se référer à la loi nationale de renseignement de 2017 précédemment mentionnée, mais aussi à la législation nationale sur la cybersécurité de 2016. Cette législation chinoise oblige les entreprises chinoises à stocker leurs données sur des serveurs chinois locaux et donne des pouvoirs étendus aux services de sécurité chinois pour consulter les systèmes informatiques des entreprises tant physiquement qu’à distance. En outre, les services de sécurité sont autorisés à copier des données, y compris celles relatives aux utilisateurs. » Si on remplace « Alibaba » par « Hikvision » ou « Dahua », on comprend que notre imbroglio avec ces entreprises n’est pas innocent.

2.2. Surveillance de masse et profilage ethnique des Ouïghours

Au-delà des risques d’espionnage et de fuite de données personnelles, les entreprises Hikvision et Dahua participeraient également à la répression des Ouïghours en Chine. Ces entreprises fourniraient en effet des caméras de surveillance aux camps de prisonniers du Xinjiang5 . Plus encore, en collaboration avec Dahua (mais aussi Uniview), Hikvision proposerait des services « Uyghur Analytics », qui fournissent des technologies de surveillance permettant d’établir des profils raciaux, d’identifier, de surveiller et de traquer les Ouïghours.

En effet, premièrement, un rapport6 du groupe de recherche américain IPVM a révélé que la société Hikvision aurait signé avec les autorités chinoises plusieurs contrats, dont un contrat de 46 millions de dollars destiné à la mise en place d’un « système de défense sociale » dans le comté de Moyu au Xinjiang. Ce projet contiendrait en fait des caméras de surveillance pour les centres de rééducation et de détention du régime. Des systèmes de vidéoconférences vendus par Hikvision permettent également d’envoyer des sermons filmés dans des mosquées directement aux autorités locales. Par ailleurs un autre contrat a été conclu par Hikvision dans la province du Xinjiang pour des caméras de reconnaissance faciale. 7

Ensuite, avant d’être alertée par les enquêtes d’IPVM, Hikvision allait jusqu’à vanter les performances de « surveillance ethnique » de ses caméras. En effet, en 2018, Hikvision a présenté par inadvertance une fonction de détection des « minorités ethniques » lors d’une démonstration au AI Cloud World Summit. En novembre 2019, il a été découvert qu’Hikvision avait développé un logiciel permettant de spécifiquement identifier l’ethnie ouïghoure, selon la description du produit d’une caméra « intelligente » sur le propre site Web d’Hikvision en Chine.856 groupes ethniques sont officiellement recensés en Chine. Hikvision choisit pourtant d’isoler les Han (le groupe ethnique majoritaire en Chine) et la minorité ouïghoure.

Ce rapport révèle également que la société Dahua aurait développé un système de « reconnaissance faciale des Ouïghours » et un logiciel de « ville intelligente », qui permettrait de fournir à la police des « avertissements ouïghours en temps réel ». Autrement dit, cela signifie que si une caméra de surveillance Dahua identifie ce qu’elle croit être un Ouïghour, la fonctionnalité de HOC permet d’envoyer automatiquement un rapport à la police. Dans un autre document de Dahua, daté de mars 2020, l’entreprise indique que des sous-catégories d’individus pourraient être suivis par ces logiciels, comme « les Ouïghours aux tendances terroristes », indiquant que « le fait d’avoir une barbe fournie, posséder des couteaux ou fréquenter des mosquées »9

Ces programmes de profilage ethnique et de répression automatisée sont régulièrement condamnés par Human Rights Watch.10 Nos États démocratiques ne devraient pas coopérer avec des entreprises qui sont complices de violations graves des droits de l’homme et du droit international.

3. CES PAYS QUI SE COUVRENT… CONTRAIREMENT À LA BELGIQUE

Contrairement à la Belgique, où il n’existe, selon Mathieu Michel, aucune « décision européenne ou fédérale [qui] interdirait d’accepter et d’installer encore des caméras d’un fabricant spécifique en exécution d’un marché public », d’autres gouvernements dans le monde mettent Hikvision et/ou Dahua sur liste noir. Petit tour d’horizons.

3.1. Australie

Les services militaires australiensont banni Hikvision de leurs réseaux pour des raisons de sécurité nationale. « Si vous regardez l’ensemble du tableau, cela devient très simple », a déclaré Fergus Hanson, expert australien en cybersécurité. « Alors vous ne voulez pas que le gouvernement chinois ait accès à des parties aussi importantes de votre infrastructure critique. »11

3.2. États-Unis

Washington a décidé en 2019 que les équipements des bâtiments du gouvernement fédéral devaient tous être remplacés par ceux d’autres marques que Hikvision et Dahua. Par la suite, un embargo commercial total a été imposé sur les produits de ces sociétés appartenant aux « Communist Chinese Military Companies ».12

3.3. Royaume-Uni

En novembre dernier, une fuite a révélé que le Ministère de la Défense britannique déconseillait également l’utilisation ou l’installation d’équipements Hikvision. Le ministère britannique de la défense a discrètement émis des guidelines « pour ne pas utiliser/installer d’équipement Hikvision »13, bien que d’autres départements gouvernementaux utilisent des caméras Hikvision, selon des documents officiels14.

3.4. Pays-Bas

Dans les bâtiments du gouvernement néerlandais, comme l’a révélé une enquête du journal De Telegraaf il y a deux ans, les systèmes de caméras dotés d’équipements Hikvision doivent être connectés à un réseau distinct avec un câblage séparé, sans accès à Internet, et équipés d’un dispositif de détection de sabotage.

3.5. Parlement européen

Le Parlement européen a lui aussi banni de ses bâtiments les caméras thermiques Hikvision dont les institutions européennes avaient fait l’acquisition dans le cadre de la crise sanitaire. Les eurodéputés ont dénoncé dans ce cadre le rôle de l’entreprise dans la surveillance et la traque des Ouïghours au Xinjiang15.

Et la prise de conscience continue : en Norvège, la Norges Bank Investment Management (NBIM), qui gère le Government Pension Fund Global (GPFG), a également dés-investi Hikvision en septembre en raison d’un « risque inacceptable que l’entreprise contribue à de graves violations des droits de l’homme », après une recommandation du Conseil d’éthique du fonds souverain16. De plus, le fonds de pension danois AkademikerPension a annoncé qu’il mettait sur liste noire Hikvision, après que l’entreprise n’a pas produit le rapport promis sur son rôle en matière de droits de l’homme dans la province chinoise du Xinjiang17. A quand la Belgique ?

4. LA SITUATION EN BELGIQUE

Au total, notre pays compte plus de 400.000 caméras de surveillance. Parmi elles, celles des sociétés Hikvision et Dahua. S’il est compliqué de savoir exactement combien, une recherche via Shodan (moteur de recherche qui localise tous les appareils et réseaux connectés à Internet) permet de détecter jusqu’à « 10.000 réseaux Hikvision. Pour Dahua, il y a également 10 000 réseaux actifs. Étant donné que Shodan identifie les réseaux de caméras, et non les caméras de surveillance individuelles, le nombre total de dispositifs Hikvision est bien supérieur à ce chiffre », indique HUMO dans une large enquête parue ce mardi 11 janvier 2022.

Je m’inquiète en particulier de la présence potentielle de telles caméras de surveillance Hikvision ou Dahu dans les lieux les plus sensibles du pays. C’est pourquoi j’ai spécifiquement interrogé par écrit la Ministre de la Défense, Ludivine Dedonder, mais aussi les Ministres De Sutter, Wilmès, Verlinden, Michel et Van Quickenborne quant à la présence de caméras de surveillance dans les bâtiments relevant de leurs champs de compétence respectifs. Le secrétaire d’État Mathieu Michel m’a répondu que « La Régie des bâtiments ne dispose pas d’un registre précis des différentes caméras placées dans les bâtiments qu’elle a en gestion. »

Toutefois, il ressort déjà à la fois des réponses des Ministres mais aussi d’observations de terrain que plusieurs sites belges sont munis de caméras de surveillance Hikvision :

  • des sites militaires (l’armée belge utiliserait une trentaine de ces caméras),
  • l’aéroport de Bruxelles national,
  • au moins une résidence d’ambassadeur belge à l’étranger,
  • des bâtiments de l’administration fédérale voire des sites militaires.
  • Certains postes de police, comme à Zaventem.

Certaines communes ont également fait le choix de Hikvision, comme par exemple Jodoigne.

Des opérateurs privés ont aussi recours aux caméras Hikvision : la fédération flamande de la construction (pour mesurer la température corporelle des travailleurs), mais aussi les succursales belges de grandes entreprises telles que Total et Monsanto ont également acheté ces équipements en grande quantité.

5. SOLUTIONS

Il faut donc ouvrir les yeux : d’une part, protéger les Belges, nos entreprises et administrations publiques (y compris les sites sensibles de l’État) contre un nouveau « Big Brother » chinois, et d’autre part, cesser le « business as usual » avec des entreprises qui participent directement au régime ultra-répressif de profilage ethique et de surveillance de masse des Ouïghours en Chine.

Voici nos propositions politiques :

  • renforcer le devoir de vigilance des entreprises privées pour empêcher les violations des droits humains commises en amont de leurs chaînes d’approvisionnement ;
  • exclure sur le marché européen les produits de sociétés, comme Hikvision, qui sont directement et activement impliquées dans le profilage ethnique, les outils de reconnaissance faciale à des fins de ségrégation raciale, la répression automatisée, la surveillance des camps de rééducation et les crimes contre l’humanité commis contre le peuple ouïghour en Chine ;
  • mettre en place des exigences et des balises claires afin d’empêcher l’installation d’équipements de surveillance à risque, comme ceux des sociétés Hikvision et Dahua, dans les bâtiments publics et aux abords de sites sensibles de l’État, tels que les centrales nucléaires.

RÉFÉRENCES

1HikVision 2020 Annual Report , p. 156-157 https://www.hikvision.com/content/dam/hikvision/en/brochures/hikvision-financial-report/Hikvision-2020-Annual-Report.PDF

2Ibid., p. 173

3Ibid., p. 157

4Propsectus HikVision destiné à de potentiels investisseurs, p. 33, https://ipvm-uploads.s3.amazonaws.com/uploads/a283/117c/hik-bond-prospectus.PDF

5Rapport de la Commission des Affaires Etrangères du Royaume-Uni, point 58, https://publications.parliament.uk/pa/cm5802/cmselect/cmfaff/198/19808.htm#_idTextAnchor049

6Uyghur Surveillance & Ethnicity Detection Analytics in China, IPVM, 2021, https://uyghurtribunal.com/wp-content/uploads/2021/09/Conor-Healy.pdf

7Ibid., pp. 11-12

8Ibid., pp. 13-14

9Ibid. p. 16-17

10https://www.hrw.org/news/2020/12/09/china-big-data-program-targets-xinjiangs-muslims

11https://www.abc.net.au/news/2018-09-12/chinese-video-surveillance-network-used-by-australian-government/10212600

12https://home.treasury.gov/policy-issues/financial-sanctions/sanctions-programs-and-country-information/chinese-military-companies-sanctions

13https://s.ipvm.com/uploads/embedded_file/e1d210c1d96f1daaa91e7c4f9df5ae05200d02352e705e1391c9d414b048820f/7c9ba369-965a-41c3-af9b-9966eac5467f.pdf

14https://s.ipvm.com/uploads/embedded_file/31e829e472875180e4ec27abc6006beaabc09b8f9b5b61a2c2548d342a15c3b2/cfa8c8c9-5248-4695-92cd-8d76ced5738b.pdf

15https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2021-0165_FR.pdf, p. 18

16Rapport du Comité d’éthique de Norvège https://d1tzzns6d79su2.cloudfront.net/uploads/embedded_file/4e20e1c7e36f45b1bc4d4ff8e9c64acfcf89f5c4f779b353035ee03e9642175c/bac9cd2a-4b1c-4193-add4-7202d6540b5a.pdf

17https://akademikerpension.dk/nyheder/vi-ekskluderer-hikvision/