Résolution pour la reconnaissance du génocide des Ouïghours par la Chine: les arguments juridiques

Avec le groupe Ecolo-Groen, mais également avec l’aide de la communauté ouïghoure, dont la présidente de l’Institut Ouïghour Européen, Dilnur Reyhan, le président de l’association belge des Ouïghours, Ekber Tursun, et la professeure de sinologie à l’ULB, Vanessa Frangville, nous avons récemment déposé une proposition de résolution visant entre autres à reconnaître le génocide des Ouïghours par le Parti communiste chinois. Voici sur quels arguments juridiques se base notre texte.

Définition du crime de ‘génocide’

Sur base des informations disponibles (comme les Xinjiang Papers), plusieurs raisons nous ont poussé à franchir le pas et à demander la reconnaissance du crime de “génocide”, sur base des conditions de la Convention de l’ONU 1948 (dont la Chine fait partie):

  1. Il n’y a aucun doute que la population ouïghoure constitue un groupe ethnique (avec sa propre langue et culture) et une minorité religieuse.
  2. Certains articles de presse évacuent la notion de génocide sous prétexte qu’il n’y aurait pas de preuves de meurtres de masse. Cependant, au moins deux actes constitutifs du crime de génocide semblent étayés par de nombreuses preuves : les stérilisations/avortements forcés (pour faire baisser la population ouïghoure, ce qui est d’ailleurs déjà le cas : -84% de naissances ouïghoures dans le Sud du Xinjiang entre 2015 et 2018) et les transferts d’enfants ouïghours séparés de force de leurs familles pour être internés dans des établissements sous tutelle du régime central communiste (les points d) et e) dans l’article II de la Convention de 1948).
  3. L’intention de détruire (mens rea) (au moins en partie) ce groupe ethnique en particulier (discriminé par rapport à l’ethnie Han) est la plus difficile à prouver. Cependant, il nous semble qu’il y a suffisamment de preuves disponibles pour franchir ce pas politique et appeler l’horreur par son nom.

Plusieurs analyses très récentes vont dans le même sens:

  • Le collectif « Coalition for genocide response », dont font partie plusieurs juristes spécialisés en droit pénal international, a publié (le 15 février 2021) une réponse contre l’article de The Economist qui prétendait que le génocide était le mauvais terme,
  • Le rapport (du 8 février 2021) des avocates Alison Macdonald QC et al.,
  • Le rapport 2020 du Congressional-Executive Commission on China,
  • Le rapport 2020 du Sous-comité des droits internationaux de la personne du Parlement canadien qui conclut aussi à l’existence d’un génocide contre la minorité ouïghoure suite à une enquête fouillée,
  • La Human Rights Clinic de Stanford travaille aussi sur la détermination de génocide des Ouïghours et a déjà publié un rapport à ce sujet.

Qui peut déterminer le crime de génocide ?

En principe, selon l’article VI de la « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » de l’ONU, seuls sont compétents les tribunaux nationaux des territoires sur lesquels l’acte a été commis (de la Chine, dans ce cas) ou le tribunal pénal international dont la compétence est acceptée par l’État partie concerné.

Dans un monde parfait, il est évident que nous donnerions la priorité à un tribunal international. Mais dans le cas de la Chine, un tel examen et une telle reconnaissance juridique internationale est très peu vraisemblable, puisque la Chine ne reconnaît pas la juridiction de la Cour pénale internationale (CPI). Le procureur de la CPI a même aussi récemment rejeté la demande de poursuivre le crime de déportation de Ouïghours par la Chine au Cambodge et au Tadjikistan. Il est extrêmement improbable qu’un tribunal chinois condamne le régime communiste pour crime de génocide.

Ceci n’empêche pas chaque État partie à la Convention de 1948 de faire sa propre détermination. L’article premier de la Convention exige d’ailleurs des États parties de « prévenir » et « punir » le crime de génocide. Il serait même dangereux de conclure dans le cas présent que la Belgique pourrait se dédouaner de toute obligation de prévenir et de punir le crime de génocide s’il n’y a pas encore de détermination par un tribunal pénal international. L’inaction n’est pas une option. La Cour internationale de Justice a interprété cette obligation de manière extensive (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, para. 431) :

En réalité, l’obligation de prévention et le devoir d’agir qui en est le corollaire prennent naissance, pour un État, au moment où celui-ci a connaissance, ou devrait normalement avoir connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’un génocide. Dès cet instant, l’État est tenu, s’il dispose de moyens susceptibles d’avoir un effet dissuasif à l’égard des personnes soupçonnées de préparer un génocide, ou dont on peut raisonnablement craindre qu’ils nourrissent l’intention spécifique (dolus specialis), de mettre en œuvre ces moyens, selon les circonstances.

Dans les faits, les preuves disponibles indiquent la commission d’un génocide, ou, à tout le moins, l’existence d’un risque sérieux de commission d’un génocide contre les Ouïghours au Xinjiang. Dès cet instant, la Belgique est tenue de mettre en place des moyens susceptibles d’avoir un effet dissuasif à l’égard de la Chine.

D’ailleurs, dans les faits, le Parlement belge a déjà reconnu le génocide des Arméniens en 1915 (1998), le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 (2004) et évidemment celui à l’encontre des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale (1995). Plus récemment, le génocide des Yézédis a été reconnu par l’Assemblée nationale française et le Parlement européen en 2016. Une assemblée parlementaire peut donc faire cette détermination, à tout le moins, « morale » et « politique ».

Dans le cas du Xinjiang, seuls les États Unis d’Amérique ont reconnu le génocide des Ouïghours. Lors de son dernier jour de mandat, le 19 janvier 2021, Mike Pompeo a indiqué que le gouvernement chinois était coupable de génocide contre les Ouïghours et d’autres minorités dans la province du Xinjiang. Fin janvier, le nouveau secrétaire d’État américain, Anthony J. Blinken, a confirmé lors d’une audience au Sénat qu’il approuvait la qualification de « génocide ».

Ni Amnesty International, ni Human Rights Watch n’ont, par prudence, à ce jour, pris de position quant à une déclaration de “génocide”. Ils ne parlent pas non plus de “crimes contre l’humanité” (ce qui semble pourtant plus aisé à prouver). Les deux organisations n’invalident pas non plus formellement ces possibilités. Les deux apportent aussi des preuves que nous listons dans la résolution. Dans tous les cas, il est important de rappeler que:

  1. Cette réserve ne doit aucunement masquer les graves accusations de violations des droits humains à l’encontre des Ouïghours. C’est d’ailleurs pourquoi notre résolution ne se limite pas au crime de génocide, et comprend 19 autres demandes comme la suspension de la convention d’extradition entre la Belgique et la Chine.
  2. Le manque d’informations dont souffrent des organisations comme Amnesty et Human Rights Watch doivent justement nous amener à condamner l’opacité du système chinois et à demander la transparence totale. L’accès aux experts indépendants et journalistes reste un vrai problème au Xinjiang.