Ce mardi 17 novembre, je participais à une conférence sur les Ouïghours à l’invitation du Cercle de droit de l’UCL, avec Amnesty International et le Professeur de droit international Pierre d’Argent. Voici le texte de mon intervention.
+ Revivez notre live sur Instagram avec Dilnur Reyhan, présidente de l’Institut Ouïghour d’Europe :
1. Le cas de la famille d’Ablimit Tursun
Les élections ont lieu le 26 mai 2019. Et le 29 mai, une famille issue de la minorité musulmane et turcophone ouïghoure (persécutée par la Chine) est livrée à la police chinoise alors qu’elle se situe à l’ambassade de Belgique à Pékin pour rejoindre le père qui réside à Gand avec un statut de réfugié politique. Bien que la mère ait demandé la protection de la Belgique et qu’elle ait refusé de quitter l’ambassade par peur de violation de ses droits fondamentaux, elle est néanmoins refoulée et livrée à la police chinoise avec ses quatre enfants (5, 10, 12 et 17 ans). Depuis lors, ni elle, ni ses enfants n’ont pu entrer en contact avec leur mari et père, qui s’inquiète légitimement de leur situation.
C’est comme ça que très vite, j’ai été confronté à ce qu’il se passait en Chine. En quelques heures, je suis interpellé. Une rencontre est ainsi organisée avec le père, réfugié politique ici en Belgique, aidé par quelques académiques, et entouré de représentants de la communauté ouïghoure qui ont tous fuit la Chine.
Le père ne prédit rien de bon. Il est résigné. Il ne comprend pas l’attitude de la Belgique. Il me dit que le sort des personnes issues de la minorité ouïghoure, c’est la surveillance de masse, l’enfermement arbitraire.
Aujourd’hui, un an et demi après l’arrestation de la famille, malgré de nombreuses interpellations au Parlement, force est de constater que la famille est détenue à résidence dans la Province du Xinjiang. Mme Abula et ses 4 enfants sont surveillés, clairement interdits de parler à leur époux/père (après 18 ans de mariage) par les officiers de police, avec le risque qu’ils soient transférés dans un camp d’internement, sans aucune assurance qu’ils pourront un jour être libérés.
Vous me direz : que fait la Belgique ? Des contacts réguliers et discrets sont poursuivis, y compris au plus haut niveau en marge de la mission économique princière de l’année passée. Mais la Chine répond que conformément aux dispositions de la Convention de Vienne sur les relations consulaires, les États étrangers, y compris la Belgique, ne sont pas compétents pour intervenir en faveur de citoyens chinois résidant en Chine.
Alors qu’on sait à quel point cette famille est menacée en Chine, je pense qu’on ne peut pas prendre pour argent comptant les déclarations des autorités chinoises disant que “tout va bien”. Pourquoi je crains le pire ?
2. La situation de la minorité ouïghoure en Chine
Je ne vais pas revenir sur le constat tiré par Monsieur Givron d’Amnesty International.
Je vais tenter de m’en tenir à mon rôle. J’ai interrogé à au moins 10 reprises le Ministre des Affaires étrangères à propos des Ouïghours, et en particulier, au sujet :
- des documents obtenus par un consortium de journalistes parlent de plus d’un million de ouïghours dans des camps d’internement (quasi 10 % de la population ici en Belgique), où des tortures ont lieu ;
- des témoignages glaçants de stérilisations forcées des femmes qui vivent maintenant chez nous en Belgique (il faut lire l’article de Sabine Verhest dans La Libre Belgique),
- du travail forcé (formes d’esclavage) dans des entreprises privées (principalement de fast fashion mais dans d’autres domaines aussi),
- de prélèvement forcé d’organes sur les condamnés à mort,
- de condamnations à mort/au camp de rééducation sans réel procès,
- de surveillance omniprésente (Amnesty International dénonce d’ailleurs dans un rapport la participation d’entreprises européennes à cette surveillance généralisée),
- de politique de viols de masse.
On estime que le nombre de musulmans ouïghours aurait diminué de 24 % rien que l’année dernière dans cette Province.
La Chine prétend que ce sont des actions de dé-radicalisation, pour prévenir les attentats terroristes que la minorité musulmane ouïghoure menacerait de commettre…
Cette répression s’est intensifiée à partir de 2016.
Les persécutions des Ouïghours ne se limitent pas au territoire chinois. Les Ouïghours sont également surveillés à l’étranger s’ils y sont réfugiés, ils reçoivent régulièrement des menaces et tout contact est souvent coupé avec leur famille. De l’extérieur, il y a rarement moyen de savoir où sont leurs connaissances, voire si elles sont toujours vivantes.
Les autorités chinoises nient chaque accusation et font pression sur les académiques/journaux qui osent publier des articles à ce propos.
3. Géopolitique actuelle de la question des Ouïghours
D’un côté, la majorité des « pays occidentaux » condamne assez unanimement la politique chinoise à l’égard des Ouïghours.
L’UE a appelé en 2018 la Chine à respecter le droit des minorités et de la liberté religieuse, et la plupart des pays européens ont participé à une déclaration commune à l’ONU en octobre (2020) demandant la Chine de respecter les droits humains de la minorité musulmane. Les signataires sont 39 pays au total, et comptent parmi eux le Canada, dont le parlement vient de reconnaître l’existence du « génocide » des Ouïghours, les États-Unis, Haïti, l’Honduras, le Japon, l’Australie, et la Nouvelle Zélande.
Cependant, il faut noter qu’il y a deux jours, ces mêmes Japon, Australie et Nouvelle-Zélande ont signé avec la Chine le plus vaste accord de libre-échange du monde, sans exiger que Pékin ne respecte les droits de l’homme.
La Turquie, défenseur traditionnel des peuples turcophones et des Ouïghours en particulier, reste quant à elle silencieuse sur la question. Cet « abandon » cède à une realpolitik économique et géostratégique pragmatique : les liens économiques qui la lient à la Chine s’intensifient chaque jour davantage…
De l’autre, 46 États, parmi lesquels la Russie et un grand nombre de pays musulmans ont déclaré à l’ONU en juillet soutenir la politique de la Chine au Xinjiang.
Le combat est donc loin d’être gagné.
4. Action de la Belgique face aux violences perpétrées envers le peuple ouïghour
De nombreuses questions parlementaires ont été posées, lors de cette législature mais aussi quelques-unes lors de la législature précédente à propos de la réaction de la Belgique face aux violences commises par la Chine sur le peuple ouïghour.
Les réponses des Ministres des Affaires étrangères (Didier Reynders, Philippe Goffin et à présent, Sophie Wilmès) suivent le même schéma :
- La Belgique évoque régulièrement ses préoccupations par rapport à la situation des Ouïghours lors de ses rencontres bilatérales avec la Chine ;
- La Belgique a mentionné dans l’Examen Périodique Universel de la Chine en 2018 qu’elle devait arrêter d’emprisonner des minorités sans procès valable ;
- La Belgique fait également régulièrement mention de la situation et de ses préoccupations lors de rencontres multilatérales (elle a signé les deux lettres émises par quelques pays de l’ONU pour sensibiliser/faire avancer la question des Ouïghours, en juin 2019 et en octobre 2020) ;
- La Belgique encourage la Chine à accepter la visite d’un rapporteur de l’ONU.
Il y a 2 semaines, j’ai interpellé le nouveau Premier ministre, Alexander De Croo.
« Comment le sort de cette minorité ouïghoure a-t-il été évoqué par la Belgique lors du sommet UE-Chine de septembre ? »
Le Premier ministre me répond :
– La Belgique demande qu’il soit mis un terme aux détentions arbitraires de masse des Ouïghours…
– et plaide pour un accès significatif des observateurs indépendants à cette province, y compris pour la Haute-Commissaire aux droits de l’homme, leur permettant ainsi de se rendre compte de la situation de manière impartiale.
Proposition d’actions concrètes pour la Belgique
Pour moi, je ne mâche pas mes mots, nous ne pouvons plus rester les bras croisés devant ces atrocités. On ne peut plus simplement exprimer comme pays démocratiques “nos préoccupations”. Car force est de constater que ça ne suffit pas pour faire bouger la Chine !
Alors, que faut-il faire ?
La Belgique peut déjà :
1. Développer une politique d’accueil adéquate : chaque État, et donc la Belgique, devrait impérieusement mettre en place une politique d’aide et d’accueil spécifique pour les Ouïghours qui fuient la Chine, et de soutenir leurs efforts pour faire perdurer leur culture ou connaître leurs souffrances.
2. Lancer une enquête sur l’existence de transferts d’organes de prisonniers ouïghours en Chine vers la Belgique.
3. Enquêter sur d’éventuelles importations en Belgique de produits fabriqués dans des camps d’internement forcé, comme les masques.
Mais j’aimerais ici formuler quatre autres propositions d’actions concrètes que notre pays pourrait entreprendre :
1. Imposer des sanctions
La Belgique pourrait demander à l’UE l’imposition de sanctions ciblées contre les officiels chinois impliqués.
En mai 2020, le Congress américain a voté en faveur de la Uyghur Human Rights Policy Act of 2020, qui vise à sanctionner les fonctionnaires chinois responsables de la détention massive des Ouïghours et d’autres minorités.
Cette loi permet d’interdire la venue sur le territoire américain des personnes concernées, le gel de leurs avoirs et la possibilité d’engager des poursuites judiciaires à leur encontre.
Seuls quelques pays en Europe ont signé le même type de lois, parmi lesquels le Royaume-Uni (la Global Human Rights Sanctions Regulations 2020, juillet 2020).
C’est pourquoi l’Inter-Parliamentary Alliance on China (IPAC), qui rassemble des parlementaires démocratiques des quatre coins du monde, et de toutes les couleurs politiques, a demandé au Bureau des Affaires étrangères britannique d’user de cette loi pour de sanctionner une série d’entreprises et fonctionnaires chinois responsables d’abus gravissimes dans la région de Xinjiang.
Les sanctions constituent un instrument majeur de l’action extérieure de l’UE, qui peut jouer un rôle au sein d’une palette d’instruments économiques et financiers (commerce, aide, accords bilatéraux). Pourtant, l’UE n’a pas encore adopté des sanctions ciblées et permettant de geler les avoirs des personnalités chinoises responsables de la répression sévère des droits fondamentaux au Xinjiang.
Le travail législatif est en cours. Des députés européens avaient demandé au Conseil en décembre 2019 de travailler dans ce sens, et il est aujourd’hui question « d’adopter une directive qui permettrait de disposer de cet instrument précis contre des gens dans des régimes autoritaires, qui sont convaincus d’avoir participé à des actes graves, délictueux et politiques ». En juillet 2020, seule la Hongrie y opposait encore quelques résistances. Il semblerait qu’il soit possible, d’ici la fin de l’année, adopter ce même type de loi qui nous permettrait, s’il y a volonté politique, de prendre les mêmes mesures que celles prises par les États-Unis à l’encontre des dirigeants chinois impliqués dans la situation ouïghoure.
La Belgique doit encourager l’UE à poursuivre dans cette voie.
2. Établir une liste noire des entreprises chinoises impliquées
Dans une carte blanche datant du 30 septembre 2020, des académiques et politiques du monde entier34 exigeaient « des 83 entreprises multinationales – de Nike à Zara, de Uniqlo à Apple – identifiées comme bénéficiant de la mise en esclavage des Ouïghours qu’elles cessent – immédiatement – toute coopération avec leurs fournisseurs chinois exploitant la main-d’œuvre forcée des déportés. » Ils demandaient à leurs représentants élus « de passer au plus vite des lois rendant de telles complicités illégales et impossibles ».
L’UE pourrait élaborer une blacklist de fournisseurs chinois exploitant la main-d’œuvre forcée des Ouïghours, ou des entités chinoises impliquées, d’une manière ou d’une autre, dans l’oppression de ces derniers.
Les USA l’ont déjà fait.
En décembre 2019, le département américain du commerce a établi une liste noire des entités chinoises accusées d’avoir permis les abus de Pékin contre les musulmans dans leur pays (la Uighur Act of 2019). En octobre 2020, cette liste comptait 28 entités chinoises : des agences gouvernementales et les entreprises technologiques spécialisées dans le matériel de surveillance.
Le 14 septembre 2020, le gouvernement américain a annoncé qu’il allait également bloquer l’importation d’une série de biens (produits capillaires, de coton, de pièces informatiques ou textiles) qui ont été fabriqués dans des entreprises de la région chinoise du Xinjiang, accusant Pékin d’y avoir recours au “travail forcé” de la minorité musulmane ouïghoure.
La Belgique doit encourager l’UE à mettre la question de l’élaboration d’une telle liste à l’agenda du prochain Conseil européen des Affaires étrangères.
3. Envoyer une mission d’observation et de recherche indépendante
En juin 2020, une cinquantaine d’experts indépendants de l’ONU dénonçaient la répression des libertés fondamentales en Chine, notamment des Ouïghours, et demandaient la tenue d’une session spéciale du Conseil des droits de l’Homme. Les experts de l’ONU appellent à une action collective pour garantir que Pékin se conforme à ses obligations internationales. Ils proposent la tenue d’une session spéciale du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, ou l’établissement d’un Rapporteur spécial ou d’un groupe d’experts, ou encore la nomination d’un envoyé spécial du secrétaire général Antonio Guterres.
La carte blanche que j’ai cité précédemment demande également aux « organisations internationales comme l’ONU qu’elles lancent des commissions d’enquête sur les crimes du Xinjiang et fassent tout – y compris menacer la Chine de sanctions – pour accéder aux camps. Il est urgent de briser le huis clos du Xinjiang. »
Le 14 septembre 2020, la Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, a fait part de ses préoccupations concernant la situation ouïghoure du Xinjiang, et déclarait être actuellement en dialogue avec le gouvernement chinois concernant une visite au Xinjiang « lorsque les conditions seront favorables ».
Le même jour (14 septembre), à l’issue du sommet entre la Chine et l’Union européenne, le président du Conseil, le belge Charles Michel, avait d’ailleurs renouvelé la proposition d’envoyer des « observateurs indépendants » dans la très fermée province du Xinjiang, où la minorité ouïghoure est persécutée.
Il faut donc continuer dans cette voie et mandater de toute urgence des missions d’observations, notamment mandatés par la Haute-Commissaire aux Droits de l’Homme, ainsi qu’un groupe d’experts de l’ONU afin d’enquêter sur les accusations de trafics d’organes, de génocide et de crimes contre l’humanité dans la population musulmane de la Province du Xinjiang en Chine.
4. Poursuivre la Chine pour génocide devant la CPI
Le 30 novembre, l’IPAC, dont j’assure la co-présidence pour la Belgique, a écrit à la procureure de la Cour pénale internationale, Madame Fatou Bensouda, afin qu’elle lance une enquête pour trouver les preuves permettant de poursuivre les fonctionnaires chinois pour les crimes commis, et qui dans leur ensemble, sont assimilables à un génocide.
En théorie, la procureure n’est pas compétente en Chine, puis que la puissance n’est pas signataire des Statuts de Rome. Cependant, la Cour a déjà été obtenu par le passé juridiction pour des crimes commis dans des pays non-signataires des statuts, mais qui ont « commencés » dans des pays membres (voir le cas « Bangladesh/Myanmar » concernant les Rohingya, en 2019). Cela peut donc s’appliquer au cas des Ouïghours, puisque beaucoup d’entre eux ont été déportés en masse vers la Chine à partir du le Tadjikistan et le Cambodge, qui sont tous les deux des pays parties de la CPI.
La Belgique peut soutenir cette campagne, et demander également à ce que la CPI puisse étudier les allégations de génocide à l’encontre.