Sous le regard des amis ouïghours, mon dernier discours pour la reconnaissance du génocide par le Parlement belge

C’était un moment émouvant que de pouvoir prendre la parole en plénière, une dernière fois, sous les regards de mes amis ouïghours assis en tribune, pour faire reconnaître le génocide par le Parlement belge. Voici mon allocution, qui se voulait être un appel à l’humanité et à la fierté de cette diversité à la belge. Je ne retirerais pas un mot, surtout au vu de l’actualité. Partout, luttons contre les discriminations.

VIDÉO DE L’INTERVENTION

Madame la Présidente,

Chers collègues,

Je suis très ému et très fier de pouvoir intervenir une dernière fois dans ce combat pour la reconnaissance des crimes contre l’humanité et du risque sérieux de génocide contre la communauté ouïghoure.

Nous faisons toutes et tous partie de cette génération qui a grandi avec pour mot d’ordre : « plus jamais ça ! » après la Shoah.

Il y a tout pile 20 ans, je me souviens à l’école primaire à Huy que notre institutrice nous avait demandé d’analyser une chanson pour notre contrôle de fin d’année. J’avais 12 ans, et j’avais choisi la chanson « Né en 17 à Leidenstadt », qui pose ces questions :

Et si j’étais né en 17 à Leidenstadt
Sur les ruines d’un champ de bataille
Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens
Si j’avais été allemand?

Aurais-je entendu ces cris portés par le vent ?
On n’saura jamais c’qu’on a vraiment dans nos ventres
L’âme d’un brave ou d’un complice ou d’un bourreau?
Serions-nous de ceux qui résistent ou bien les moutons d’un troupeau?

Ces questions, chers collègues, nous ne pourrons jamais y répondre avec certitude. Non, nous ne savons pas ce que nous aurions fait à la place d’un Allemand en 40-45, ou d’un Sud-Africain durant l’apartheid. Je ne sais pas non plus ce que j’aurais fait, moi, à la place de mon arrière-grand père en Galice face à Franco, ou en Italie face à Mussolini.

En revanche, nous pouvons répondre à la question de savoir ce que nous faisons hic et nunc, face aux pires crimes contre l’humanité du 21e siècle :

– les meurtres, les actes de torture, les viols systématiques, les stérilisations forcées des femmes ouïghoures,

– la détention arbitraire de plus d’un million de Ouïghours innocents en Chine,

– les séparations forcées d’enfants arrachés de leurs parents pour être rééduqués.

Un rapport indique que le taux de natalité au sein de la population ouïghoure a chuté de 48,74% entre 2017 et 2019. Du jamais vu.

C’est pour répondre à ces crimes que nous sommes réunis aujourd’hui en séance plénière et que nous nous apprêtons à envoyer un signal très fort à Pékin.

Je le dis avec sincérité. Nous devons être « de ceux qui résistent, plutôt que les moutons d’un troupeau ». D’autres pays ont montré la voie. Les parlements du Canada, des Pays-Bas, du Royaume-Uni, de Lituanie et de Tchéquie ont successivement reconnu le génocide des Ouïghours.

Et je suis fier qu’une très large majorité démocratique de ce Parlement choisisse le camp de ceux qui résistent, plutôt que le totalitarisme – ou pire, des complices implicites. En fait, tous les partis, à l’exception des communistes restés scotchés à une lecture binaire du monde des années 60. Peu importe, notre assemblée devient aujourd’hui la 6e au monde à condamner les crimes contre l’humanité et le risque sérieux de génocide contre les Ouïghours.

Les mots ont leur importance dans ce débat. Nous n’en avons jamais parlé en Commission, mais cette plénière me permet de revenir aux origines historiques des « crimes contre l’humanité » et du « génocide ».

Nous les devons à deux des plus grands juristes du 20ème siècle, les deux pères du mouvement universel des droits humains, tous deux d’origine juive, qui ont vu la plupart des leurs happés par la « Solution finale » :

Hersh Lauterpacht, professeur de droit international à Cambridge : c’est lui qui le premier avait forgé le concept de « crimes contre l’humanité » pour désigner le massacre de 4 millions de Juifs et Polonais sur le territoire polonais. Son approche était basée sur la protection de chaque individu.

– La Shoah hante nos mémoires collectives en Europe. Winston Churchill avait parlé de « crime sans nom » en 1943. Rafael Lemkin, procureur qui a fuit la Pologne en 1939, qui était – comme Lauterpacht – aussi présent à Nuremberg en 46, lui avait forgé le terme de « génocide ». Ce qui l’inquiétait, au premier chef, était la destruction planifiée d’un groupe.

Tous deux sont issus de la même ville de Lemberg (anciennement en Pologne) sous l’Occupation allemande. Je ne peux que vous recommander la lecture du livre de Philippe Sands, Retour à Lemberg. Non ce n’est pas une simple coïncidence que Lauterpacht et Lemkin aient vécu à Lemberg car Lemberg se trouvait sous la juridiction d’un des principaux dirigeants nazis, Hans Frank, né en 1900, ancien avocat de Hitler, gouverneur général de la Pologne occupée, un territoire dont l’ensemble de la communauté juive a été exterminée. C’est Frank qui, de Lemberg, annonça en 1942 la mise en place de la «Solution finale». C’est aussi lui qui se retrouva sur les bancs du tribunal de Nuremberg et qui fut pendu à l’issue du procès, jugé coupable de « crimes contre l’humanité ».

Pourquoi convoquer ici les mémoires de Lauterpacht et Lemkin ? Pour dépasser l’aride technicité juridique du droit international, et rendre hommages aux véritables intentions des auteurs de ces mots qui ont tant fait débat durant les mois passés, chez nous et dans le monde.

Souvent, dans le combat pour la reconnaissance du génocide ouïghour, je me suis heurté aux critiques de personnes qui ne voyaient pas au Xinjiang de meurtre de masse, de génocide. On me glissait que je risquais de galvauder « le crime des crimes ». Mais replongeons-nous dans les écrits de Rafael Lemkin des années 40 pour comprendre toute la pertinence du terme de « génocide » :

« En règle générale, le génocide ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d’une nation, sauf lorsqu’il est réalisé par des meurtres en masse de tous les membres d’une nation. Il entend plutôt signifier un plan coordonné de différentes actions visant à la destruction de fondements essentiels de la vie de groupes nationaux, dans le but d’exterminer les groupes eux-mêmes. Un tel plan aurait pour objectifs la désintégration des institutions politiques et sociales, de la culture, de la langue, des sentiments nationaux, de la religion et de la vie économique de groupes nationaux, ainsi que la suppression de la sécurité personnelle, de la liberté, de la santé, de la dignité, voire de la vie des personnes appartenant à ces groupes. Le génocide vise le groupe national en tant qu’entité, et les actions en question sont dirigées contre des individus, non pas ès qualité, mais en tant que membre du groupe national. »

Le génocide inclut la dégradation morale, la destruction et la confiscation de biens personnels et d’églises, le travail forcé, la destruction de modèles culturels et la suppression de la souveraineté politique. Lemkin insista également sur l’intention des coupables « de détruire ou d’avilir tout un groupe ‘racial’ en attaquant certains membres de ce groupe. Cette attaque constitue une grave menace pour la vie ou pour la liberté, la santé, la survie économique, ou pour tous ces facteurs conjugués. » Il faut souligner que le meurtre n’est – à l’origine – pas la pièce maîtresse du concept de génocide.

Chers collègues,

En détruisant les mosquées, la culture, la langue ouïghour, en asservissant les Ouïghours comme esclaves de chaînes de travail forcé (plus de 2 millions selon les documents officiels chinois), en emprisonnant à vie les leaders intellectuels et académiques du peuple ouïghour, oui, la Chine tue l’âme et le coeur du peuple ouïghour. Et pour le dire avec les termes de la Professeure Vanessa Frangville, oui, si nous ne faisons rien, « le peuple ouïghour sera rayé de la carte d’ici 1 génération. »

Il serait contraire à la morale et au droit international de nous limiter à qualifier ces atrocités de violations. À l’échelle industrielle pratiquée par la Chine, quand des millions d’individus innocents sont enfermés dans des camps, nous avons une obligation d’appeler un chat un chat.

Le dire, c’est bien. Le faire, c’est mieux. Nous ne nous sommes pas limités à condamner les atrocités, nous nous engageons aussi à prendre des actions concrètes. L’éradication planifiée d’une minorité ethnique, ça porte un nom en droit international : « génocide ».

Nuremberg était le premier procès de l’Histoire où des chefs d’état étaient poursuivis devant une juridiction internationale pour leurs crimes.

Malgré toutes les bonnes intentions de la communauté internationale après 1946, Nuremberg n’est malheureusement pas le dernier procès pour crimes contre l’humanité et génocide :

– je pense en premier lieu au Tribunal international pour les crimes dans l’ex-Yougoslavie (TPY, 1993)

– et au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR, 1994),

… qui ont tous deux déterminé la première accusation de crime de génocide jamais formulée.

Soyons clairs : un tel procès serait très difficile, voire impossible aujourd’hui contre Xi Jinping : que ce soit en Chine, ou devant une juridiction internationale. Tout simplement parce que la Chine rejette la juridiction aussi bien de la Cour pénale internationale, que de la Cour internationale de Justice. Et au Conseil de Sécurité ? La Chine détient toujours un droit de véto. Et à Genève ? La Chine continue le chantage et vient encore tout récemment d’acheter le retrait de l’Ukraine d’une demande internationale d’investigations au Xijiang en échange de routes, points et nouveaux rails.

Devons-nous pour autant baisser les bras ? Justement pas ! L’inertie internationale rend précisément l’action de notre parlement d’autant plus nécessaire.

Voilà pourquoi nous avons décidé de prendre nos responsabilités comme élus démocratiques dans un pays libre, car nous nous devons de porter la voix de ceux qui n’en ont pas !

Le vote d’aujourd’hui est historique car il s’agit de la première fois que le Parlement belge tire les leçons du Rwanda et de Srebrenica, et adopte des mesures préventives contre un « risque sérieux » de génocide « en cours », sans attendre (en vain) l’arrêt d’une juridiction internationale, sans attendre qu’il ne soit trop tard, sans attendre le funeste décompte d’un massacre annoncé.

Le travail ne se termine pas au vote d’aujourd’hui ; au contraire, la mobilisation ne fait que commencer ! Nous devons à présent activer tous les leviers dont nous disposons, chez nous, en Belgique, pour mettre fin aux atrocités dont sont aujourd’hui reconnus victimes les Ouïghours. Je pense à trois actions concrètes dans notre résolution :

1) Le gel de la Convention d’investissements UE-Chine. Vous ne pouvez pas d’un côté condamner des crimes contre l’humanité, et de l’autre, faire comme si de rien n’était et continuer le business as usual. La Belgique n’acceptera pas de partenariat d’investissements sans référence contraignante aux droits humains.

2) La fin des Convention d’extradition entre la Belgique et la Chine aussi longtemps que ces atrocités perdurent. On n’extrade pas un individu qui risque la peine de mort.

3) L’adoption d’obligations contraignantes de respect des droits humains pour les multinationales du textile et l’ouverture d’une enquête similaire à celle ouverte en France le 1er juillet dernier. Le Parquet national antiterroriste français est mandaté de poursuivre, pour « recel de crimes contre l’humanité », quatre géants de l’habillement, soupçonnés d’avoir profité du travail forcé des Ouïghours.

Chers collègues,

Je ne peux terminer mon allocution sans reconnaître, plein de gratitude, l’énorme soutien de ces improbables compagnons de route au sein de :

– la communauté ouïghoure de Belgique (Ekber, Abdullam, ce papa réfugié à Gand, Ablimit Tursun, pour lequel nous continuerons à nous battre et dont nous n’oublierons pas la famille détenue au Xinjiang…),

– la professeure Vanessa Frangville,

– ce collègue socialiste du Parlement européen, Raphaël Glucksmann,

– Dilnur Reyhan, présidente de l’Institut ouïghour européen,

– de tous ces jeunes mobilisés aux 4 coins de la Belgique: à Liège, Verviers, Tournai, chez les Etudiants Juifs de Belgique…

– de toutes ces chevilles ouvrières de la dignité humaine.

Cette conviction dans l’humanité et dans sa diversité, peu importe votre couleur de peau, genre, religion ou apparence, fait la grandeur de notre petit pays.