Depuis le mois de novembre, après des mois de tension croissante, le gouvernement éthiopien a lancé une opération militaire dans la région du Tigré.
Voir notamment ce rapport publié par la World Peace Foundation : “How Armed Conflict and Mass Atrocities Have Destroyed an Ethiopian Region’s Economy and Food System and Are Threatening Famine”
Plusieurs sources, dont Human Rights Watch et Amnesty International, ont confirmé que des troupes Erythréennes participent depuis le début dans les opérations au Tigré, et y ont tué des centaines de civils, y compris des enfants. Les attaques visent les centres de santé, selon MSF. Des nombreux cas de viol et autres agressions sexuelles ont également été rapportés.
Le sous-secrétaire général des Nations unies aux affaires humanitaires a réaffirmé que le viol est utilisé comme une arme de guerre. Il a déclaré que, six mois après le début du conflit, les viols n’avaient pas cessé. S’adressant au Conseil de sécurité des Nations unies, il a également déclaré : “Ils sont délibérément et systématiquement organisés, ciblés, fondés sur l’ethnie, et ils sont destinés à terroriser, humilier et brutaliser.“
Une crise humanitaire de très grande ampleur s’est développée : l’ONU estime que les 3/4 de la population a besoin d’assistance humanitaire et des centaines de milliers de personnes sont déplacées. L’assistance n’est délivrée qu’au compte-goutte et principalement dans les villes et le long des axes routiers, sans atteindre les plus nécessiteux qui se terrent afin d’échapper à la violence apparemment sans frein des forces armées.
Récemment, des reportages de la BBC et Bellingcat Mahbere Dego, clues to a clifftop massacre in Tigray et de CNN, en collaboration avec Amnesty International, Tigray Mahibere Dego massacre, donnent une idée glaçante des atrocités en cours.
De plus, comme une équipe de chercheurs de Gand le montre (1900 people killed in massacres in Tigray, fully identified, The Guardian), ce massacre est loin d’être un cas isolé.
Après des mois de déni, le Premier ministre Abiy Ahmed a reconnu la présence de troupes érythréennes au Tigré et que des atrocités aient pu être commises, en promettant que les coupables seraient traduits en justice.
Malgré l’annonce d’un accord sur le retrait des troupes érythréennes, plusieurs sources se croisent pour indiquer que, au contraire, une décision a été prise afin de renforcer les troupes alliées (fédérales éthiopiennes, érythréennes et Amhara) pour une offensive finale contre les forces tigréennes.
Les craintes auprès de la population civile ne font que croître.
Il est urgent que la Belgique participe à l’effort international pour arrêter le massacre au Tigré.
Comme l’écrivent Helen Clark, ancienne Première ministre néo-zélandaise, et Rachel Kyte, doyenne de la Fletcher School of Law and Diplomacy, “le monde en sait suffisamment pour affirmer que des crimes de guerre sont commis au Tigré. Nous ne devrions plus avoir à attendre d’être en mesure de mener des enquêtes complètes et approfondies avant d’agir pour mettre fin au viol comme arme de guerre. Nous ne devrions plus avoir à compter les tombes d’enfants avant d’agir pour mettre fin aux crimes de famine.“
C’est pourquoi j’ai récemment interrogé la Ministre des Affaires étrangères, Sophie Wilmès, sur une série de points :
- Quelle est la réaction du gouvernement fédéral suite aux rapports faisant état de crimes de guerre et même de crimes contre l’humanité? Anthony Bliken parlait d’épuration ethnique contre les populations civiles au Tigré. Quelles actions concrètes la Belgique envisage-t-elle pour mettre fin à ces violations du droit international humanitaire?
- Depuis plusieurs semaines, le premier ministre éthiopien annonce que les troupes érythréennes vont quitter le territoire. Sauf erreur, ces troupes ne se sont toujours pas retirées. Comment pouvons-nous faire pression pour le retrait de ces troupes, qui semblent responsables des exactions les plus graves?
- La Belgique soutient-elle des sanctions? J’ai impression que, pour l’heure, aucune mesure politique ou financière supplémentaire n’a été prise par le Conseil des Affaires étrangères au niveau européen et que la seule sanction prononcée vise une interdiction de visa et de gel des avoirs du chef de la sécurité nationale érythréenne, le général Abraha Kassa. D’autres sanctions sont-elles prévues ou pourraient-elles être prises pour faire pression sur le gouvernement éthiopien, mais aussi sur le gouvernement érythréen, l’objectif étant également d’améliorer l’accès à l’aide humanitaire au Tigré?
- Enfin, pourriez-vous nous donner des informations quant au contenu du rapport du ministre finlandais des Affaires étrangères, Pekka Haavisto, qui est rentré de sa deuxième mission dans la région au nom de l’Union européenne et qui a fait rapport très récemment au Conseil des Affaires étrangères?
Voici la réponse de la Ministre Wilmès, qui s’adresse aussi à d’autres collègues l’ayant interpellé à ce sujet :
“Monsieur le président, chers collègues, les informations qui font état de violations et d’abus des droits humains les plus élémentaires au Tigré sont effectivement très préoccupantes, en particulier – on en a parlé lors du dernier Conseil Affaires étrangères – l’utilisation du viol comme arme de guerre, ce qui, en plus de tout le reste, est particulièrement choquant. Je suis frappée par la multiplicité et la gravité des allégations provenant de sources internationales reconnues ainsi que de sources éthiopiennes.
Nous restons fidèles à la position que nous avons exprimée à maintes reprises dès la parution des premières allégations fin 2020, c’est-à-dire que la Belgique souhaite que des enquêtes indépendantes exhaustives puissent faire toute la lumière sur ces événements tragiques, sous l’autorité de la haute commissaire aux droits de l’homme de l’ONU. Je salue à ce titre l’engagement de la Commission éthiopienne des droits humains de collaborer avec les services dont Mme Bachelet a la charge.
Il faut désormais aussi lancer ces travaux au plus vite afin d’établir les faits, les responsabilités, y compris sur ce qui pourrait constituer des crimes contre l’humanité. Une fois finalisées, nous pourrons nous appuyer sur ces enquêtes pour déterminer les prochaines actions. Bien qu’il faille tenir compte de l’évolution de la situation, parler de sanctions à ce stade serait sans doute contre-productif. Je vous rappelle par ailleurs que l’Érythrée a déjà été visée le 22 mars par des sanctions européennes pour cause de violation des droits humains.
Notre engagement diplomatique est double. D’une part, nous multiplions les contacts avec les autorités éthiopiennes, ce qui donne l’occasion de faire valoir notre position. Par exemple, ce fut encore le cas à mon cabinet, le 22 mars 2021, auprès de l’ambassadeur d’Ethiopie à Bruxelles où les allégations des violations des droits humains ont largement été abordées. Sur place, je signalerai la mission de notre ambassadeur à Mekele, capitale du Tigré, le 10 mars 2021. D’autre part, la Belgique prend position au niveau européen et multilatéral. Je suis ainsi intervenue devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU du 24 février 2021, en plaidant spécifiquement pour un retrait des troupes érythréennes.
Au Conseil des Affaires étrangères de l’Union européenne du 19 avril 2021, afin de souligner la gravité de la situation, j’ai plaidé pour que l’Union européenne et ses États membres invoquent le principe de la responsabilité de protéger. C’est le principe de la responsabilité de protéger (R2P) dans le cadre de la crise du Tigré. Cette démarche est spécifiquement prévue pour prévenir les crimes de guerre, de nettoyage ethnique et du génocide.
Ce principe, destiné à protéger la population civile, s’applique en premier lieu aux autorités nationales, mais aussi le cas échéant à la communauté internationale. Le rôle ultime est réservé au Conseil de sécurité.
Suite à des réunions régulières depuis novembre dernier, encore sous l’impulsion de notre pays, celui-ci a pris position pour la première fois ce 22 avril. Il y exprime sa préoccupation pour la situation humanitaire et les violations des droits humains. Il affirme aussi son soutien pour les initiatives de paix régionales.
La Belgique restera vigilante quant au respect des engagements éthiopiens les plus récents concernant l’accès humanitaire à toutes les zones du Tigré, la coopération avec l’ONU et le retrait des troupes érythréennes.
Je me souviens que l’Éthiopie avait aussi pris des engagements lors d’une discussion bilatérale que nous avions eue avec ses représentants. Je vous le dis sans naïveté.
De sa mission sur place, mon collègue finlandais Haavisto retient notamment l’importance de maintenir le dialogue. En outre, en ligne avec les positions belges, il appelle l’Union européenne à continuer de rappeler qu’un meilleur accès humanitaire est indispensable, que les hostilités doivent cesser, que les civils doivent être protégés et qu’il n’y a pas de solution militaire au conflit.
Nous devons, avec regret, constater que jusqu’à présent, les organisations régionales africaines ont aussi eu du mal à faire entendre leur voix dans ce conflit. Il reste cependant de la plus haute importance qu’une solution tienne également compte de la dimension régionale de ce conflit si elle doit être durable.
Je l’ai d’ailleurs évoqué encore cette semaine avec M. Biruta, ministre des Affaires étrangères rwandais. Nous savons que le Rwanda, faisant partie prenante de l’Union africaine, pourrait peut-être avoir une position qui permettrait d’utiliser les leviers. Il m’a fait part de ses craintes sur la situation humanitaire et son souhait de pouvoir y accéder le plus rapidement possible; mais aussi de ces convictions, répétées par les représentants éthiopiens lors de notre rencontre, qu’il s’agit à leurs yeux – et vous aurez bien compris que nous ne partageons pas cette analyse – d’un conflit interne.
Un subside humanitaire de 4 millions d’euros a été octroyé par la ministre Kitir au CICR pour son opération en Éthiopie, pour ses activités de protection et de prévention. Le CICR est un acteur qui peut répondre adéquatement et rapidement aux besoins des personnes affectées par le conflit, notamment les victimes de violences sexuelles. Je rappelle par ailleurs que l’Union européenne a consacré 63,2 millions d’euros à des projets humanitaires en Éthiopie pour l’année 2020 et que 53,7 millions supplémentaires viennent d’être libérés pour la population la plus vulnérable.
Je réponds quand même à la question de Mme Van Hoof qui n’était pas là, puisqu’elle concerne le sort des femmes, des enfants et des jeunes, et en particulier la défense de leurs droits dans les situations de conflit. C’est effectivement aussi une préoccupation majeure et je demande systématiquement que l’on y prête attention. C’est la raison pour laquelle nous avons insisté afin que cela soit explicitement mentionné dans les conclusions du Conseil de l’Union européenne du 11 mars.
Tous les réfugiés et toutes les personnes déplacées à l’intérieur du Tigré et au-delà doivent évidemment être efficacement protégés, notamment contre tout acte de réinstallation ou de retour forcé. Le comportement des troupes érythréennes a poussé la Belgique à demander leur départ immédiat. J’ai déjà eu l’occasion de dire que le ciblage ethnique risque d’entraîner le pays sur une pente dangereuse. Une modification des frontières internes du pays nécessiterait une révision de la Constitution.
Enfin, il y avait également une question sur l’impact de ce conflit sur les flux de réfugiés vers la Belgique ou l’Europe. C’est une question à laquelle on ne peut répondre précisément pour le moment.”
Je crois que nous avons toutes et tous une responsabilité à la fois morale mais aussi légale, en matière de droit international, de prévenir et de punir ces crimes contre l’humanité.
De l’intervention de la Ministre Wilmès, je relève entre autres son appel à des enquêtes indépendantes de l’ONU. Je pense qu’il est important de faire cesser ces atrocités et, pour les faire cesser, il faut aussi mettre fin à l’impunité.
La Ministre a également fait référence au concept R2P. Je crois qu’effectivement, nous parlons ici non pas d’un conflit purement interne, qui se limiterait aux frontières de la région du Tigré en Éthiopie, mais bien d’atrocités, de massacres contre les populations civiles et de violations des droits des femmes, notamment.
Encore une fois, nous avons vraiment des obligations erga omnes, comme on dit en droit international, de faire cesser ces atrocités. Le Parlement soutiendra le Gouvernement dans cette démarche vis-à-vis des gouvernements érythréen et éthiopien, pour arrêter le massacre et les viols comme armes de guerre au Tigré.